lundi 29 novembre 2010

Une autre pensée du progrès ?


Je travaille actuellement sur le socialisme au XIXe siècle, pour des cours et des recherches personnelles, et je suis très frappé par le fait que la première génération socialiste (les saint-simoniens, orthodoxes ou dissidents comme Pierre Leroux, Cabet, Fourier, Saint-Simon lui-même alors que le terme n'est pas encore inventé) couplent deux choses : une pensée du progrès à la Condorcet et une pensée plus religieuse, sorte de laïcisation de l'idée de Providence divine.

Condorcet, dans son ouvrage posthume Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, voit le progrès avant tout comme un développement tendanciel des possibilités rationnelles de l'humanité. Ce progrès est probable, car il correspondrait aux potentialités illimités de l'esprit humain, mais il peut être contrarié par des catastrophes de tous ordres. Condorcet, qui écrivait caché sous la Terreur dont il finira par être victime, était bien placé pour savoir à quel point l'humanité pouvait, de temps à autre, régresser. Spécialiste du calcul des probabilités, esprit dénué de tout sentiment religieux, convaincu de l'existence de la liberté humaine, il ne pouvait concevoir un progrès qui s'imposerait nécessairement et mécaniquement à l'espèce humaine.

Pour les premiers penseurs socialistes, il y a une "loi du progrès", nécessaire ; obsédés par la question religieuse, ces penseurs, bons témoins de la période romantique, imaginent un plan de Dieu (un Dieu différent de celui des chrétiens, et ce d'autant plus qu'ils rejettent l'idée de péché originel, symbole de la limitation des possibilités progressistes) pour l'humanité, qui mènerait au plein accomplissement de cette dernière. Quant à Marx, c'est par l'intermédiaire de Hegel, entre autres, qu'il se rattache à ces spéculations : quand bien même il se targue de "réalisme", quand bien même son ami Engels qualifie de "scientifique" son socialisme, lui aussi pense que l'Histoire va dans son sens.

L'effondrement du marxisme dans sa version la plus simple et la plus politique paraît parfois avoir entraîné avec lui cette confiance naïve (quand bien même elle se donnait des dehors réfléchis) dans le sens de l'Histoire. Ce n'est pourtant pas sans un petit pincement au coeur que l'on se penche sur ces théories défuntes ; on imagine le penseur, le militant, ayant le sentiment de communier avec l'humanité dans sa marche en avant. Quel dommage qu'ensuite se profile la violence révolutionnaire, et le sacrifice de l'humanité présente à l'humanité future...

Un rêve était derrière tout cela : et si la nécessité historique était bienveillante ? Si tout s'inscrivait dans un grand "récit collectif" où nous pourrions trouver notre place, et conférer un sens à nos chétives existences ? Si l'examen même de l'histoire, loin d'être une occupation gratuite, servait à nous orienter ? Le socialisme du XIXe siècle n'est au fond qu'une variante d'un progressisme plus diffus, qui a touché les libéraux et les républicains.

L'ossature "religioso-politique" de ces doctrines du progrès est en ruine ; je pense qu'il serait bien stérile de le regretter, elle générait aussi, parfois, un solide sectarisme, voire un fanatisme terrible. L'Histoire est avec nous : cela vaut bien un "Gott mit uns".

Je me dis parfois que l'heure serait à une doctrine "sécularisée" du progrès, que chacun serait libre ou non de rattacher à ses convictions religieuses ou philosophiques. Une doctrine qui supposerait une vision de l'humain presque minimaliste, qui chercherait avant tout l'équilibre entre l'individu et le collectif, sous ses diverses formes (sociétés, nation...) et inventorierait en permanence, dans les mutations contemporaines, ce qui va dans ce sens, ce qui s'en écarte et ce qui est neutre. Une doctrine qui ne parlerait pas tant de nous "régénérer", de nous transformer que de nous offrir de l'autonomie et de l'équilibre, d'offrir des espaces à l'initiative. Qui s'adresserait non pas aux hommes et aux femmes "de bonne volonté", mais à ce qu'il y a en nous de bonne volonté, chaque fois que nous réussissons quelque chose qui n'enrichit pas que nous-mêmes.

C'est une vision fugace, consolante mais tôt disparue. En visitant le grand cimetière des idées politiques défuntes, on se prend à rêver l'audace des Tocqueville, des Saint-Simon, des Condorcet, pour oser tracer des perspectives, et dessiner un progrès qui ne serait pas une ligne droite ascensionnelle, mais un chemin sinueux et tenace.

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Une question ressort de cette analyse: quelle conception du progrès aujourd'hui en comparaison de celle qui a marqué le XIXème s.?
Autant d'optimisme est-il de mise ajd'hui, une vision déterministe historique peut elle être viable?

Jérôme Grondeux a dit…

En fait je ne crois pas au déterminisme pur. Je pense qu'une pensée du progrès devrait commencer par discriminer ce que nous ne pouvons pas changer (la nécessité), c'est-à-dire ce qui correspond à une tendance de fond, une "tendance lourde" comme on disait autrefois à sciences po, et ce que nous pouvons modifier, orienter. Notre marge de manoeuvre, en somme. Je crois qu'une pensée du progrès doit avoir en arrière-fond une pensée de l'homme, un peu à la manière de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et la confronter à une pensée de la réalité (comment les choses marchent, comment les hommes en société fonctionnent). Et regarder quels sont les endroits où l'on peut améliorer les choses, où l'on peut progresser sur le plan humain. Il faudrait prendre en compte les phénomènes complexes : la question n'est pas tant de savoir si la mondialisation est bonne que de saisir ce qu'elle nous permet de faire.

Anonyme a dit…

Merci pour votre réponse très éclairante! Je partage tout à fait votre point de vue sur ce point, il ne nous reste plus qu'à agir dans la marche de main d’œuvre qui est la notre :)
Clément topuz, l'un de vos élèves admiratif.

Maurin Cédric a dit…

la pluralité des centristes aussi bien présents chez l'aile droite du PS, que chez Europe Ecologie, qui a drainé à lui une bonne partie du vote centriste(les dernières européennes et l'échec de tentative par l'UMP de récupérer les voix écol...ogistes,montrent bien que ces voix écologiques tendent vers le centre sinon vers une gauche modérée),ainsi que la multitude des personnalités,Bayrou,Morin, Borloo, semblent mener à une impasse pour les futures présidentielles, qui seules permetraient l'élaboration d'un véritable programme commun pouvant rallier largement tous les centristes ( un pacte républicain?). La bataille de l'écologie a été perdu par le centre, et cette voix a pris son autonomie et je pense que ceci marque une étape majeure. Puis comment défendre une voie d'indépendance vis à vis de la gauche et la droite lorsque des personnalités majeures ont fait partie d'un gouvernement UMP en acceptant l'ouverture alors que dans le même temps le Modem se borne à une opposition face au président actuel. Seul le charisme d'un homme pourrait redresser la barre, mais cela semble actuellement mal parti, et pourtant les valeurs centristes pourraient réellement trouver place dans le débat politique actuel avec pour principal enjeu je pense la conquête des classes moyennes.

Maurin Cédric a dit…

désolé pour l'erreur de discussion

Anonyme a dit…

L'analyse de votre article me semble tout à fait pertinente. Cependant, permettez moi de relever une petite erreur (sans énormément d'importances) : "l'ami" de Marx qui qualifie son socialisme de "scientifique", ne serait il pas plus Engels qu'Hegel ?

A part cette petite faute, bravo pour votre blog !
Un étudiant qui suit vos conférences avec bonheur.

Jérôme Grondeux a dit…

Merci cher Clément ; Cédric je vous réponds sur le post "centre" ; quant à mon lecteur anonyme, j'ai honte ! ce n'est pas une erreur, c'est un gros lapsus, que je corrige tout de suite ! Merci de signaler cela !