lundi 2 mars 2009

Bipolarisation imparfaite et discours politique


En 1981, la Vème République est entrée dans l’ère de l’alternance. S’agissait-il d’une «normalisation» de la France ? Plusieurs signes le donnaient à penser, dont l’accélération du déclin du parti communiste (commencé en fait bien plus tôt, avec la déstalinisation). La bipolarisation imposée par la réforme de 1962, dégageant une majorité présidentielle et une opposition, rompant avec une tripartition relative assez prégnante sous les IIIème et IVème Républiques (les gauches, les centres, les droites), semblait aboutir à l’émergence de deux rassemblements des droites et des gauches dominés par des modérés. Le vieux rêve de Gambetta – un bipartisme à l’anglaise en France – était peut-être en voie de réalisation. Il me semble cependant que nous nous en éloignons, pour en demeurer à ce que j’appellerais une bipolarisation pathologique.
Les grands partis de gouvernement font depuis longtemps défaut à la France. Léon Blum, dans son ouvrage À l’échelle humaine, publié en 1945, a ainsi estimé que c’est le manque de partis politiques structurés et rassembleurs qui expliquait l’échec du régime parlementaire en France : « Si le parlementarisme, écrivait-il, a réussi en Angleterre et échoué en France, c'est essentiellement parce qu'il existe en Angleterre une ancienne et forte organisation de partis et que - hors de rares exceptions qui confirment la règle - on n'a jamais rien pu créer de pareil en France depuis un siècle et demi. (…) La précarité ministérielle, que les mollesses ou les vacillations de l'action gouvernementale, que la lenteur ou le désordre des débats, bref que les défaillances ou les à-coups de la machine parlementaire en France procèdent avant tout de l'absence de partis suffisamment homogènes et disciplinés. Il en fut ainsi sous la Restauration, sous Louis-Philippe, sous l'Ordre Moral comme depuis vingt ans. Ni autour de Thiers, ni autour de Gambetta, ni autour de Clemenceau n’ont pu se constituer des partis de gouvernement solides, disciplinés et durables. Les efforts obstinément employés depuis le début du siècle présent pour extraire un véritable parti politique de « l'état d'esprit » radical n'avaient abouti qu'à de pures apparences. (…) La tentative faite au lendemain des élections de novembre 1919 pour fonder un grand parti conservateur avait échoué bien plus rudement encore, puisqu’au bout d’une législature il n'en restait même plus de trace. M. Tardieu, dix ans plus tard, a essayé de la renouveler et a dû renoncer presque aussitôt. A la veille de la Guerre, il n'existait pas de parti modéré. Les éléments disparates du Centre et de la Droite étaient incapables de s'unir sur autre chose que sur des votes d'opposition systématique. »
Le gaullisme a pu rassembler des militants, mais l’idéologie gaulliste même était incompatible avec une véritable vie partisane. Le parti socialiste n’a pas atteint la taille qui permet d’assumer jusqu’au bout tous les risques du débat interne et de la compétition pour le leadership. Surtout, depuis les années 1980, l’accélération du déclin du parti communiste, dont on pouvait penser qu’il gelait, neutralisait et d’une certaine manière intégrait démocratiquement l’électorat protestataire (la fameuse « fonction tribunicienne » de Georges Lavau) n’a pas donné lieu à un élargissement de la base des partis de gouvernement.
L’essor du Front National dans la seconde moitié des années 1980 et son affirmation des années 1990, la remontée de l’extrême gauche depuis une dizaine d’années sont des phénomènes bien connus. Le parti socialiste n’a pas récupéré l’électorat communiste, et la fondation de l’UMP en 2002 n’a pas abouti à une véritable fédération des droites et du centre.
Au total, une proportion assez importante d’électeurs votent pour des partis qui contestent le «système» et pour qui cette contestation est une fin en soi, privés qu’ils sont de toute doctrine proposant un futur tant soit peu crédible. La contestation est pour l’instant leur force et leur limite. On peut mordre sur eux, comme Nicolas Sarkozy a mordu en 2007 sur l’électorat du Front national. La manœuvre demande pas mal de culot, de talent et de réussite – mais aussi une bonne dose de démagogie.
Chaque camp tente une alliance de revers en favorisant la croissance des extrêmes de l’autre : une partie de la gauche l’a fait avec le Front national, ce qu’elle a lourdement payé en 2002. Du côté de l’UMP, on voudrait bien rééditer la manœuvre en jouant la carte Besancenot – mais la facture sera alors sociale, l’extrême gauche (ou la gauche radicale) pouvant s’appuyer sur une mouvance syndicale dynamique.
Cette situation d’une bipolarisation inachevée, dans un pays où la culture du consensus n’existe pas et où le libéralisme politique a été écrasé par le socialisme et le gaullisme, a de terribles effets déformants sur le discours politique.
Chaque camp court après ses extrêmes, et les déformations inévitables de la vie politique démocratique sont accentuées hors de toute mesure ; on a ainsi des modérés qui entretiennent le mythe de la toute-puissance du politique, mythe auquel ils ne croient pas, et qui tapent sans discernement sur le camp d’en face de peur d’être « débordés ». Qui ne combattent politiquement leurs extrêmes qu’en adoptant d’abord leur discours. Jusqu’au centriste François Bayrou qui, pour tenter de faire émerger un centre indépendant, allie en une rhétorique improbable condamnation globale du « système », attaques violentes ad hominem et maintien de quelques orientations modérées, obligé qu’il est de montrer qu’il s’oppose alors qu’il voudrait conserver une liberté de parole qu’il estime propre au centre…
Car dans ce contexte, les oppositions ne sont pas tant tenues de construire des alternatives que de montrer qu’elles s’opposent. Que les majorités au pouvoir aient peu d’idées nouvelles, c’est normal. Théoriquement, c’est en réfléchissant quand elles étaient dans l’opposition qu’elles ont renouvelé leur stock et construit un programme pour articuler théorie et pratique. Que l’opposition soit enfermée même hors des campagnes électorales dans la critique minutieuse et absolue de la politique gouvernementale, c’est plus tragique : outre le fait que cela prend tout le temps de son mince personnel, elle ne peut construire un projet crédible, puisqu’elle se prive d’avance de certaines rencontres avec ce que fait ou ce qu’essaie de faire plus ou moins adroitement la majorité. Sauf à laisser totalement à la majorité le monopole d’un réalisme minimum. Et à s’enfermer tranquillement dans le radicalisme verbal.
Or, il est normal que la majorité et l’opposition se rencontrent parfois dans leurs projets : cela nous prouve que la coupure n’est pas absolue et qu’il n’y a pas deux France (ou deux humanités). Ce sont des priorités, des accents qui font souvent la différence, si on n’est pas dans la perspective « révolution contre réaction ». Je crois même que nombre d’électeurs le savent….
De ces affrontements autour de la moindre réforme, de la moindre mesurette, naissent deux discours négatifs : celui des gouvernants sur le thème « ce pays est à changer de fond en comble, rien ne va, personne ne fait correctement son travail », celui des opposants sur le thème « au secours, l’essentiel est en péril ». On se trouve ainsi insulter à la fois le présent, le passé et l’avenir. La modernisation comme les atouts traditionnels du pays ne trouvent pas place dans ce s discours ultra-volontariste ou apocalyptique, destiné à renforcer artificiellement les clivages dans le but de souder deux camps disparates. Le discours politique se trouve ainsi produire en permanence du négatif, et éviter en permanence le débat profitable, celui où l’on est toujours, tôt ou tard, conduit à concéder quelque chose à l’adversaire.
Si la faiblesse des partis politiques en France est structurelle, s’il faut tenir compte d’un radicalisme politique persistant, alors il faut se poser le problème de la bipolarisation institutionnelle post-1962 et donc le problème des institutions. On connaît la ritournelle des hommes politiques à ce propos : « cela n’intéresse pas les Français ». Est-ce véritablement un argument ?

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Merci de cette analyse claire et suggestive. Le lecteur, heureux d'avoir lu Blum, attend des perspectives de Grondeux après ses explications. Comment la discussion sur les institutions remédierait-elle au fallacieux équilibre politique (neutralisation réciproque, pêche aux voix risquée, surdité vertueuse) par un équilibre pragmatique et vivant ?