mercredi 18 février 2009

La spirale infernale


Je n’avais pas prévu d’écrire sur la crise universitaire ; une de mes grandes craintes est en effet que l’Université se renferme sur elle-même, renonce à jouer un rôle dans le débat, ou à répondre aux interrogations du pays, dans une posture boudeuse et internaliste. Ici Londres, à vous Paris, les universitaires parlent aux universitaires… De plus, les différents milieux professionnels sont devenus experts depuis une trentaine d’années, depuis que la défense sectorielle du statu quo est devenue le type de projet collectif le plus durablement mobilisateur, dans le grand écart de la rhétorique corporatiste : expliquer que les intérêts de tel ou tel groupe coïncident avec ceux de l’humanité dans son ensemble, de la civilisation, de l’identité française, etc.
De l’autre côté, les gouvernants ont une partition toujours disponible, une véritable rhétorique de la réforme totalement indépendante de la qualité des mesures projetées : la réforme proposée est toujours vitale, propre à empêcher le décrochage du pays, ne s’y opposent que d’obtus conservateurs, aux motifs toujours bas et intéressés, la situation actuelle est inacceptable… quitte à noircir le tableau et à disqualifier l’interlocuteur – le discours de Nicolas Sarkozy le 22 janvier ne fait pas exception à la règle.
Cependant, la crise que nous vivons me semble instructive, et je vais essayer, sans prétendre représenter personne, d’en tirer quelques enseignements, dont je me doute qu’ils paraîtront discutables à plus d’un.
Pour situer mon propos, je fais partie de ceux qui ne sont pas hostiles aux principes de base de la réforme, tout comme je n’étais pas hostile à l’autonomie des universités. L’idée d’une évaluation régulière de ma recherche ne me pose pas de problème, pas plus que celle d’une modulation, selon les moments, de ma charge d’enseignement. L’affaire cependant me paraît mal engagée, pour deux raisons :
La première est une question de gestion du temps. La loi LRU (sur l’autonomie des universités) est récente, le début de sa mise en œuvre a montré qu’elle recélait des défauts (comme par exemple un système électoral qui conduit maîtres de conférences et professeurs des Universités à s’opposer sans profit pour personne, et aboutit à une trop faible représentation des listes battues…). Il aurait fallu veiller à cela, et dans cette perspective laisser un peu de temps et « réformer la réforme », ou au moins la retoucher. D’autre part, je n’apprendrai rien à personne en disant que l’élaboration du fameux décret sur les enseignants-chercheurs a été hâtive, et qu’on pose maintenant des questions qu’il aurait fallu avoir le temps de se poser auparavant… Je crois qu’on touche ici les limites de la méthode Sarkozy : tout faire en quelques mois quand on a plusieurs années devant soi conduit à se trouver acculé à des demi-réformes ou à la capitulation en rase campagne dans des enjeux qui ne sont pas vitaux.
En effet, une évaluation des enseignants-chercheurs peut être très positive (elle existe d’ailleurs déjà au CNRS) et même stimulante, mais il ne faut pas en attendre des miracles. Les chercheurs ne sont ni les saints de la gauche mythologique ni les fainéants de la droite anti-intellectuelle. Ils sont recrutés à la suite de concours où il y a une concurrence très sévère, et ils travaillent. Être évalué permet de mieux penser sa recherche, de faire le point ; cela peut améliorer à terme les performances globales mais dans un premier temps, l’effet sera léger. On a donc le temps pour mettre au point des procédures souples et assez largement acceptables.
La seconde raison qui me fait penser que l’affaire est mal engagée et le combat douteux, c’est que la modulation du temps d’enseignement a été comprise comme la mise en place d’une sanction : le mauvais chercheur ou le chercheur peu productif doit enseigner beaucoup, le bon chercheur peu. Cela est véritablement indéfendable. C’est déjà, à mes yeux, le défaut majeur de notre enseignement supérieur, que de placer nombre d’étudiants, et parmi les plus doués, à l’écart des chercheurs. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les gouvernants français sont si incompétents en matière de politique de la recherche ; seuls des gens qui ont rencontré très peu de chercheurs durant leur formation peuvent croire qu’on « pilote » la recherche, qu’un chercheur trouve ce qu’on lui dit de trouver, ou ignorer à la fois la distinction et la complémentarité de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée. D’autre part, le système universitaire français, refondu par Napoléon comme une administration et ayant rompu de longue date avec le modèle traditionnel de l’Université (une communauté regroupant enseignants et enseignés) resté vivace ailleurs, n’a que trop tendance à sous-évaluer la dimension formatrice, enseignante. L’enseignement y est parfois vécu non comme une formidable opportunité intellectuelle, mais comme une contrainte liée au malheur des temps pour pouvoir faire de la recherche. Il s’agit de réconcilier enseignement et recherche, ce que nombre d’universitaires savent déjà faire, et on oppose recherche et enseignement en valorisant la première aux dépens du second.
Je resterai fidèle à l’esprit de ce blog (s’il en a un) en proposant également une analyse politique de la crise. Je crois que le milieu universitaire étant très majoritairement à gauche, c’est la gauche qui y est le plus implantée. Ce serait sa tâche historique que de moderniser ce milieu, de l’adapter ; elle y a des réseaux abondants, et tel ou telle de mes collègues déborde d’idées à ce propos. Cependant, la gauche de gouvernement se replie sur des appuis syndicaux, ce dont l’organigramme du PS témoigne admirablement. Nous retrouvons là une tentation peut-être mortelle pour le PS : s’appuyer strictement sur la contestation au risque de se faire déborder, et au dépend de l’édification d’un véritable projet.
C’est donc la droite qui s’est lancée. Mais elle connaît mal ce milieu, et ne peut y avancer qu’avec l’appui de la gauche modérée. C’est ainsi qu’était passée la loi LRU. Le débat autour du statut des enseignants-chercheurs a cassé cette alliance, j’ai pu le constater tout à loisir au cours de ces semaines. Or, cette alliance est forcément fragile, et il faut sans doute y faire attention : les universitaires de la gauche modérée ne se transformeront jamais en soutiens inconditionnels du gouvernement, or ils sont l’élément central et pondérateur du monde universitaire. Le côté apprenti-sorcier du gouvernement en cette affaire éclate quand on voit que sont remises en questions par les plus bouillants de mes collègues jusqu’aux implications du fameux « LMD », c’est-à-dire notre insertion croissante dans le paysage universitaire européen.
J’ai donc le sentiment d’une spirale infernale : d’un côté, la négociation vient trop tard à la suite du choix d’un calendrier trop serré, et les maladresses rendent les propositions indéfendables. De l’autre, le mouvement de protestation, si le gouvernement laisse pourrir la situation, mouvement dont je sens l’ancrage et la profondeur, risque de revenir sur tout le chemin parcouru par l’Université depuis 1969 et la loi Faure. Car l’Université bouge, même si on ne le dit pas. L’encadrement des étudiants de premier cycle a progressé sans commune mesure, grâce à l’afflux de jeunes doctorants qui apportent leur dynamisme et leur enthousiasme, alors même qu’ils sont en train d’écrire leur thèse, le contenu des enseignements et leur champ disciplinaire sont élargis. Les grandes écoles elles-mêmes sont pour certaines en voie de désenclavement. Il faudrait multiplier les contacts entre les deux premières années universitaires et l’univers des classes préparatoires… Il y a bien des choses à faire plus douces et plus utiles, peut-être aussi plus fédératrices, ce que ce à propos de quoi les esprits s’échauffent.

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