Dire aux lycéens qu'ils ne savent rien et qu'ils sont trop jeunes pour s'exprimer, c'est sans doute le plus sûr moyen de les jeter dans la rue. On oublie trop souvent , surtout à droite, que les questions de dignité sont fondamentales dans tous les mouvements sociaux, et qu'elles sont au moins aussi mobilisatrices que les questions d'intérêt. Cela dit, le simplisme de certains slogans terrifie. Voir resurgir l'idée selon laquelle les départs massifs en retraite libéreraient massivement des emplois, selon laquelle il y aurait un "gâteau" de stocks d'emploi qu'il faudrait simplement partager, c'est tout de même très décourageant.
Je me demande souvent si nous tous, qui travaillons en "sciences humaines", mettons assez en avant les choses que l'on sait, sur lesquelles tous sont d'accord. On ne trouverait pas un économiste pour défendre cette théorie du gâteau, de même qu'il suffit de lire la presse économique ou les pages économiques des grands quotidiens, voir d'écouter la radio ou de regarder la télévision, pour savoir que les choses ne marchent pas ainsi. Les pays développés où on travaille le plus longtemps sont ceux où le chômage des jeunes est le plus faible, on rougit d'avoir à rappeler cela.
On parle beaucoup de "dialogue" en ce moment. Un bloqueur du centre de Clignancourt (Paris IV) m'expliquait même sans rire qu'il avait fallu qu'il bloque le centre pour que nous puissions discuter et réfléchir. J'ai déjà dit dans ce blog tout ce qu'il manquait en terme de dialogue dans la démarche du gouvernement. Oui, un grand round de négocation avec les syndicats, une rencontre officielle et globale avec les partis d'opposition, quand bien même tout cela aurait abouti pour le gouvernement au constat que, définitivement, il n'y avait pas d'autre moyen que "d'y aller tout seul", cela aurait solidifié la démarche et peut-être amélioré la réforme. Maintenant, l'heure est passée ; politiquement, et pour reconquérir l'électorat de la droite classique et du centre, le gouvernement a même sans doute intérêt à tenir bon, dès lors qu'il n'y a pas de morts... Le maintien de l'ordre devient un enjeu à la fois délicat et politique. Le temps du dialogue est sans doute passé, et c'est dommage qu'il n'ait pas eu lieu.
Cela dit, le dialogue suppose une référence commune minimale au réel. Nous pouvons discuter des manières de régler le problème des retraites s'il est clair qu'il y en a un. Si l'on suit les analyses de l'excellent spécialiste du monde syndical Michel Noblécourt, un tel consensus sur le problème existait au moment où le gouvernement élaborait son projet. Or, précisément, les lycéens et certains des étudiants (les plus radicaux) entrent dans ce mouvement à partir d'un déni du réel. On leur reproduit en petit, et en plus mesquin parce que c'est pour eux qu'ils se battent, pas pour les opprimés de la terre, l'expérience des soixante-huitards : croire que le réel est plastique et se plie à nos désirs, croire qu'il suffit de contester pour que tout s'arrange. On ne les politise pas : on leur vend la politique pour ce qu'elle n'est pas. Sous la fête du blocage, la gueule de bois prend racine. Contester sans penser, c'est le chemin le plus court vers le cynisme ou l'amertume.
Telle qu'elle est, la situation se prête plus aux grandes oppositions schématiques qu'au dialogue. On commence à voir resurgir, du côté des partisans même mitigés de la réforme, l'idée que la France serait irréformable. La une de L'Express va dans ce sens. Je crois qu'il faut refuser ce diagnostic. Dans le passé, la France s'est déjà réformée et elle se réformera encore... Ce genre de propos me fait penser à certains collègues qui arguent du "niveau" trop faible des étudiants pour justifier d'avance les échecs de notre enseignement. Revenons aux lycéens : avons-nous vraiment envie de faire croire à cette génération qu'il n'y a le choix qu'entre des réformes peu enthousiasmantes et l'enlisement dans le négatif contestataire ? Ce serait deux manières d'affirmer que la politique est morte. Il est certain que ce qui reste à construire, à gauche ou à droite, c'est un projet capable de donner au pays des orientations, qui mêle le nécessaire et le souhaitable. Pour le faire, il faudrait sans doute commencer par aimer ce pays et croire en lui. Cesser de n'offrir à la France que le choix entre s'aligner sur l'ensemble des pays développés ou cultiver frileusement son "exception". Mais le rapport des politiques et des intellectuels à la réalité nationale est une question bien vaste, sur laquelle nous reviendrons...
La politique, surtout la politique qui se veut progressiste, c'est une manière à la fois d'accepter le réel, de chercher à le connaître, à s'informer de toutes les manières, et une manière de guetter les possibilités d'amélioration, un art du possible et un art du souhaitable. La contestation pure, sans rapport au réel, ce n'est pas de la politique. C'en est la caricature. Ceux qui veulent la mobilisation lycéenne ou qui la soutiennent en l'état, croient favoriser une politisation ; c'est en fait à une "dérépublicanisation" qu'il procèdent. Mépris de la loi, absence de projet, pessimisme noir, absence de pensée du progrès, pensée sloganique plus que goût du dialogue, refus de penser la société moderne dans sa spécificité : rien de tout cela ne relancera, au fond, le débat/droite gauche.
Je me demande souvent si nous tous, qui travaillons en "sciences humaines", mettons assez en avant les choses que l'on sait, sur lesquelles tous sont d'accord. On ne trouverait pas un économiste pour défendre cette théorie du gâteau, de même qu'il suffit de lire la presse économique ou les pages économiques des grands quotidiens, voir d'écouter la radio ou de regarder la télévision, pour savoir que les choses ne marchent pas ainsi. Les pays développés où on travaille le plus longtemps sont ceux où le chômage des jeunes est le plus faible, on rougit d'avoir à rappeler cela.
On parle beaucoup de "dialogue" en ce moment. Un bloqueur du centre de Clignancourt (Paris IV) m'expliquait même sans rire qu'il avait fallu qu'il bloque le centre pour que nous puissions discuter et réfléchir. J'ai déjà dit dans ce blog tout ce qu'il manquait en terme de dialogue dans la démarche du gouvernement. Oui, un grand round de négocation avec les syndicats, une rencontre officielle et globale avec les partis d'opposition, quand bien même tout cela aurait abouti pour le gouvernement au constat que, définitivement, il n'y avait pas d'autre moyen que "d'y aller tout seul", cela aurait solidifié la démarche et peut-être amélioré la réforme. Maintenant, l'heure est passée ; politiquement, et pour reconquérir l'électorat de la droite classique et du centre, le gouvernement a même sans doute intérêt à tenir bon, dès lors qu'il n'y a pas de morts... Le maintien de l'ordre devient un enjeu à la fois délicat et politique. Le temps du dialogue est sans doute passé, et c'est dommage qu'il n'ait pas eu lieu.
Cela dit, le dialogue suppose une référence commune minimale au réel. Nous pouvons discuter des manières de régler le problème des retraites s'il est clair qu'il y en a un. Si l'on suit les analyses de l'excellent spécialiste du monde syndical Michel Noblécourt, un tel consensus sur le problème existait au moment où le gouvernement élaborait son projet. Or, précisément, les lycéens et certains des étudiants (les plus radicaux) entrent dans ce mouvement à partir d'un déni du réel. On leur reproduit en petit, et en plus mesquin parce que c'est pour eux qu'ils se battent, pas pour les opprimés de la terre, l'expérience des soixante-huitards : croire que le réel est plastique et se plie à nos désirs, croire qu'il suffit de contester pour que tout s'arrange. On ne les politise pas : on leur vend la politique pour ce qu'elle n'est pas. Sous la fête du blocage, la gueule de bois prend racine. Contester sans penser, c'est le chemin le plus court vers le cynisme ou l'amertume.
Telle qu'elle est, la situation se prête plus aux grandes oppositions schématiques qu'au dialogue. On commence à voir resurgir, du côté des partisans même mitigés de la réforme, l'idée que la France serait irréformable. La une de L'Express va dans ce sens. Je crois qu'il faut refuser ce diagnostic. Dans le passé, la France s'est déjà réformée et elle se réformera encore... Ce genre de propos me fait penser à certains collègues qui arguent du "niveau" trop faible des étudiants pour justifier d'avance les échecs de notre enseignement. Revenons aux lycéens : avons-nous vraiment envie de faire croire à cette génération qu'il n'y a le choix qu'entre des réformes peu enthousiasmantes et l'enlisement dans le négatif contestataire ? Ce serait deux manières d'affirmer que la politique est morte. Il est certain que ce qui reste à construire, à gauche ou à droite, c'est un projet capable de donner au pays des orientations, qui mêle le nécessaire et le souhaitable. Pour le faire, il faudrait sans doute commencer par aimer ce pays et croire en lui. Cesser de n'offrir à la France que le choix entre s'aligner sur l'ensemble des pays développés ou cultiver frileusement son "exception". Mais le rapport des politiques et des intellectuels à la réalité nationale est une question bien vaste, sur laquelle nous reviendrons...
La politique, surtout la politique qui se veut progressiste, c'est une manière à la fois d'accepter le réel, de chercher à le connaître, à s'informer de toutes les manières, et une manière de guetter les possibilités d'amélioration, un art du possible et un art du souhaitable. La contestation pure, sans rapport au réel, ce n'est pas de la politique. C'en est la caricature. Ceux qui veulent la mobilisation lycéenne ou qui la soutiennent en l'état, croient favoriser une politisation ; c'est en fait à une "dérépublicanisation" qu'il procèdent. Mépris de la loi, absence de projet, pessimisme noir, absence de pensée du progrès, pensée sloganique plus que goût du dialogue, refus de penser la société moderne dans sa spécificité : rien de tout cela ne relancera, au fond, le débat/droite gauche.
2 commentaires:
Djiuuuu. Cela fait toujours autant de bien de te lire, et de voir que certaines personnes parviennent à y voir à peu près clairement dans ce bazar. :] (Vu de l’étranger, les faits sont un peu déformés...)
J’aime beaucoup quand tu parles «des choses sur lesquelles tout le monde est d’accord». Et oui, sans doute que l’on (vous? nous?) ne les répète jamais. La monotonie a quelque chose d’extrêmement décourageant et déprimant, mais notre pensée est heurtée en permanence par de nouvelles idées, de nouvelles agressions, qui nous amènent à douter ou déformer de ce qui devrait nous sembler «acquis».
Je crois qu’il y a aussi, malheureusement, une instrumentalisation de ces données. Au-delà de l’envie toute simple de sortir du rang, je me rappelle (du temps du CPE ou plus récemment pour la loi Précresse) les «fausses» informations qui circulaient, les phrases choisies hors de leur contexte, les demi-mots et les rumeurs qui en découlaient. Dans la lignée de cette «mauvaise» et «puérile» politique qui consiste à opposer deux adversaires pour un combat de gladiateurs.
Très d’accord aussi sur la «fausse» image que l’on vend aux jeunes. Génération de «l’enfant roi», voici à présent le «citoyen contestataire auquel se soumet le réel». Rien pour arranger les choses... [En fait, je me sens un peu triste pour ces lycéens dont la première expérience de la politique est «contestation» = «pas cours» et «au centre de l’attention».]
Et là, de ce point de vue, j’espère que la troupe Sarkozy tiendra jusqu’au bout, histoire de ne pas les conforter davantage dans cette idée. Mais je n’irai pas jusqu’à croire que cet «échec» leur fera prendre conscience du «mensonge» qu’on leur a vendu.
Petite touche personnelle à présent.
D’une certaine façon, il est très intéressant d’observer ce grand mouvement de mobilisation depuis l’étranger. L’exercice devient cependant vite déprimant, quand on constate à quel point la «traditionnelle» grève à la française est mécomprise.
Il y a ce professeur Américain qui nous a parlé avec admiration de «cette jeunesse Française très engagée politiquement» à qui il a fallu expliquer que non, par lycée, il y avait tout au plus 10% de vrais manifestants, beaucoup de blocages non souhaités, et des anarchistes juniors qui en profitaient.
Ou ces Japonais, incapables de comprendre ce mouvement de refus, et ce lien si paradoxal qui nous unit à le politique en France. Japonais qui eux, ont adopté une retraite [insuffisante pour vivre] à 65 ans [au mieux] depuis 1994 - avec actuellement 21% de la population ayant plus de 65 ans, ce chiffre devant s’élever à 40%!!!! d’ici 2050 - travaillent le dimanche et les jours fériés comme s’ils s’agissaient de jours ordinaires, et qui ne s’intéressent à leur politique nationale que pour critiquer le «STYLE» de leur premier ministre. [Au Japon, Sarkozy n’aurait pas tenu plus d’une semaine.]
Il y a aussi ces informations déformées et exagérées que l’on glane à droite et gauche. La France y apparait déchirée, en guerre, pénurie totale d’essence, paralysée, à bout de souffle et au bord de l’explosion. Une discussion Skype plus tard, on ne peut s’empêcher de rire en s’entendant répondre que non, finalement, «la France est juste fidèle à elle-même».
Alors difficile de sourire dans ces cas-là, difficile de se sentir fière de son pays, alors même que je ne me suis jamais sentie autant Française qu’aujourd’hui. Alors on tente de comprendre, de leur expliquer, de démêler les liens, et l’on ouvre un peu plus ses oreilles.
Où les emmenons-nous, je n’en sais rien. Mais la réponse n’est guère optimiste.
Où devrions-nous les emmener? En revanche, la réponse est plus aisée. A l’étranger, à l’extérieur du système d’où l’on peut observer avec beaucoup plus de distance les faux discours, et les mots mensongers. A l’étranger, où l’on peut tellement mieux réaliser que ces enjeux qui étranglent la France ne nous laissent pas l'exclusivité, et qu’ils saignent le Japon bien plus encore.
A l’étranger, ou l’on apprend à réfléchir.
J'aurais tendance à dire que l'on ne doit les emmener nulle part mais leur donner de bonnes munitions pour la route. Leur apprendre quand on peut à discerner le prouvé, le probable et l'absurde, la différence entre le fait et l'interprétation, à tracer eux-mêmes la frontière entre ce qu'ils peuvent changer et ce qu'ils doivent accepter. Et plus que leur apprendre comme un "truc", leur montrer que soi-même on essaie de le faire.
Pour le reste, les laisser trouver leur manière, leurs combats, leurs valeurs, sachant qu'ils ne sont pas les mêmes pour toute la jeunesse. Et que chaque génération doit trouver ses propres priorités.
Je crois que s'ils sont volontiers dans l'imprécation stérile, c'est aussi qu'ils ont devant eux des adultes en dépression collective depuis une trentaine d'années, mais c'est un autre problème...
Oui, on les instrumentalise, parfois avec des remords.
C'est vrai aussi ce que tu dis : les psychodrames auxquels on est habitués (puisqu'au fond presque personne n'y croit, encore plus dans ce mouvement que d'habitude, et que nous avons tendance à dédramatiser, sont assez humiliants quand on est une française à l'étranger.
Comme tu le dis aussi, tous les pays développés rencontrent plus ou moins les mêmes problèmes, ou une déclinaison des mêmes problèmes. Aussi, de l'étranger, le fait qu'il y a une réalité qui s'impose à tous devient plus évident. Et que nous dénonçons vite comme scandaleux ce qui ailleurs paraît un simple état de fait. Cette attitude peut avoir des avantages dans des circonstances exceptionnelles, mais dans la politique quotidienne c'est assez difficile à gérer ! Je me souviens des manifestations contre la crise...
J'aime bien l'idée qu'on se sent plus française à l'étranger : Régis Debray a un joli mot, un peu excessif mais joli : "les nations n'existent que retrouvées" !
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