samedi 7 février 2009

conservateurs/réformateurs, révolutionnaires/réactionnaires


Une petite mise au point sur des termes redoutables, et qui ne prennent leur sens que les uns par rapport aux autres, ce qu’il faut toujours garder à l’esprit quand on les utilise isolément.
Derrière toute écriture historique, derrière toute tentative aussi de commenter notre présent, il y a une philosophie implicite, par forcément cohérente, mais structurante ; de grandes orientations, des choix, une sensibilité. L’aventure intellectuelle commence quand on les revisite, quand on les réexamine régulièrement. Je livre ici quelques unes des clefs que j’utilise – cela ne va pas plus loin, on n’y trouvera rien qui bouleverse la pensée politique contemporaine !
Répondant à un commentaire affuté, j’ai avancé l’autre jour l’idée que les « réactionnaires » pouvaient se trouver dans tous les camps. La réplique, fine elle aussi, me pousse à aller plus loin.
Durant tout le XIXe siècle, la « réaction » s’oppose à la « révolution ». Etre réactionnaire, c’est donc affaire de contexte. C’est refuser un changement brusque, ample et récent. Les grands écrivains réactionnaires du XIXe siècle, comme Barbey d’Aurevilly, se définissaient encore par rapport à la Révolution française. Ils refusaient la rupture brutale avec la société française traditionnelle. On n’est pas réactionnaire contre une révolution à venir, mais contre une révolution faite. D’où une parenté étrange entre le réactionnaire et le révolutionnaire (celui qui aspire à une révolution non encore advenue) : ils communient dans la détestation du présent. On peut se dégoûter d’un appartement parce qu’on regrette le précédent ou qu’on rêve du suivant ; et on peut dans les deux cas trouver le salon trop petit. Aussi, certains réactionnaires se trouvent-ils, dans leur critique du présent, avoir des intuitions fulgurantes, quasi-prophétiques, et certains révolutionnaires chanter la nostalgie conservatrice (me reviennent à l’esprit les paroles de La Montagne de Jean Ferrat, belle chanson sur le dépeuplement des zones montagneuses dans la grande modernisation des années 1960). D’une certaine manière, il y a de la réaction chez les « antimondialisation », qui l’ont bien senti eux-même en se baptisant altermondialistes.
L’autre binôme structurant serait le couple conservateur / réformateur. Le terme « conservateur » est sans doute le plus malmené en France. C’est un héritage de la rupture de 1789. Un conservateur est une personne attachée à certaines traditions ; en France, ceux qui étaient attachés aux traditions monarchique et catholique n’ont jamais vraiment réussi à rentrer dans le jeu politique, et le parti conservateur à l’anglaise dont beaucoup on rêvé, de Chateaubriand à Léon XIII, n’a pas réussi à s’imposer. Charles X et les catholiques intransigeants ont travaillé tant qu’ils ont pu à la marginalisation politique du catholicisme français, et ils ont réussi.
D’où, chez nous, l’acception ultra-péjorative du « conservateur », vu comme un être fondamentalement borné, opposé à tout changement, dominé par la peur ou animé par des motifs intéressés. Face à lui se dresse le « réformateur », paré dans le discours actuel de toutes les qualités, tant qu’il réforme le voisin ; les étatistes veulent réformer le capitalisme, les libéraux veulent réformer la fonction publique. Or, le conservatisme, au vrai sens, celui qu’il a au Royaume-Uni ou en Allemagne, représente, comme toutes les autres étiquettes analysées ici, une vraie forme de la sensibilité politique : le sens de la valeur des héritages. Les conservateurs britanniques ou allemands ne reculent pas devant les changements qui leur paraissent nécessaires, ils savent, selon la formule attribuée à Disraeli, « réformer pour conserver ».
Restent les « réformateurs ». La réforme, selon Littré, est l’ « action de ramener à l’ancienne forme ou de donner une forme meilleure ». Une institution que l’on réforme doit être plus fidèle à sa vocation traditionnelle, ou être capable de répondre à de nouvelles attentes. Alors que la révolution est un changement global, un bouleversement d’ensemble, la réforme est sectorielle. L’ampleur de la révolution peut « nécessiter » la violence aux yeux de ses partisans, la réforme requiert un mélange de fermeté et de négociation pour ceux qui la mettent en oeuvre.
Tout cela forme une polyphonie qui s’harmonise ou dissone en nous. Personne, sauf ceux qui veulent se mutiler intellectuellement ou sont des fanatiques maniaques de l’unité, n’est à 100% conservateur, réactionnaire, réformateur ou révolutionnaire. Cela supposerait un jugement a priori sur tous les aspects de la vie sociale et les degrés de changement et de permanence qu’ils nécessitent. Cependant, les attitudes révolutionnaires ou réactionnaires sont les plus globalisantes (on aspire à un changement global ou on refuse un changement global), tandis que les attitudes conservatrices ou réformatrices se laissent plus aisément colorer.
Une fois la démocratie installée (je sais bien que révolutionnaires et réactionnaires commencent par dire que nous ne sommes pas en démocratie), le binôme conservateur/réformateur se retrouve à l’avant-scène. La longue phase d’installation de la démocratie empêche même que ce binôme structure vraiment l’opposition gauche/droite. Chaque camp a ses traditions (ce qu’il veut conserver prioritairement dans l’héritage commun du pays) et les réformes qu’il veut promouvoir. Les deux camps sont obligés d’être réformateurs, car il faut proposer un minimum de changement pour être élu, et que l’Histoire va assez vite pour multiplier les défis nouveaux.
Les réformes elles-mêmes peuvent être conservatrices ou radicales. Elles sont conservatrices (ou, si l’on préfère, d’adaptation) quand elles visent avant tout à adapter une institution au contexte environnant, pour lui permettre de conserver une efficacité. Elles sont radicales quand elles visent à donner à une institution de nouveaux objectifs. Une même réforme peut parfois être lue de deux manières : l’instauration du PACS, par exemple, peut être vue comme une adaptation de la législation à l’évolution des mœurs ou comme un pas vers la reconnaissance pleine et entière d’une minorité. Mais on peut considérer par exemple que la mise en place du RMI est une réforme radicale, dans la mesure où on tente d’instaurer une situation nouvelle, où l’État garantit effectivement le revenu minimal dont Bentham avait rêvé. La refonte de la carte judiciaire se présente comme une réforme d’adaptation, qui vise à adapter le système judiciaire aux contraintes actuelles.
Bien d’autres caractères que la manière d’envisager les réformes permettent de distinguer la gauche, le centre et la droite, et il ne faut pas s’étonner que le critère des réformes soit peu efficace pour poser ces distinctions. Une réforme, pour avoir une chance d’être acceptée, doit être présentée clairement : quels sont les objectifs de la réforme ? que voulons-nous conserver ? que voulons-nous changer ? Il faut donc être capable de transcender le binôme conservateurs/réformateurs dans la démarche réformatrice elle-même…
Cette typologie schématique met en lumière, à l’arrière-plan de nos attitudes politiques, le rapport fondamental que nous entretenons avec la réalité historique de notre époque. Aspirons-nous à la maîtrise totale de cette réalité ? Nous serons révolutionnaires ou réactionnaires. Sommes-nous soucieux de discerner ce que nous pouvons changer et ce à quoi nous devons nous résigner ? Pensons-nous, comme les stoïciens, qu’il faut accepter ce que nous ne pouvons changer et changer le reste, nous serons réformateurs et nous pourrons l’être de bien des façons, selon nos sensibilités.
Chaque option a ses périls : révolutionnaires et réactionnaires sont guettés par le verbalisme impuissant, la contestation stérile ou le basculement dans la violence. Les réformateurs de tout bord, plus ou moins radicaux ou conservateurs, par l’impuissance et la compromission.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Je crois bien me souvenir de vous avoir déjà entendu parler de ces concepts de façon aussi fouillée et rigoureuse. Cela fait du bien de temps à autres de décrasser les termes qu'on utilise quasi quotidiennement. Merci pour cette mise au point.

Et merci pour la référence à Ferrat aussi! Car je cela m'a rappelé que j'avais appris cette chanson il y a une dizaine d'années en cours de chant au collège, mais à cet âge on retient sans vraiment avoir les connaissances pour décrypter. Du coup je me suis remémoré les paroles (c'est fou comme la musique a le pouvoir de faire mémoriser facilement et durablement) et d'un coup je saisis mieux "La Montagne"!

Anonyme a dit…

Cher Monsieur Grondeux,
Merci encore ! Merci de rendre les choses compliquées plus simples !

Rose a dit…

Cool merci pour l'éclaircissement!

Jérôme Grondeux a dit…

Merci beaucoup, c'est une des ambitions de ce blog de fournir des clefs de lecture !

VinDex a dit…

Merci pour cet article.

Pour aller plus loin sur le conservatisme en tant que courant d'idées politiques.

http://www.blogactualite.org/2013/12/le-dico-des-idees-le-conservatisme.html