dimanche 19 octobre 2008

Que reste-t-il de Marx ?


La liquidation de l’expérience du communisme soviétique a, entre autres avantages, celui de nous permettre de lire Marx comme on lit Saint-Simon, Auguste Comte, Hegel, Tocqueville, comme un de ces auteurs de grandes synthèses qui ont su apercevoir quelques traits pertinents de la modernité – qui ont eu aussi leurs points aveugles. Cela ne veut pas dire que nous placerons tous ces auteurs au même niveau, ou que nous leur apporteront in fine notre adhésion au même degré : sur bien des points, entre Tocqueville, Saint-Simon et Marx, il faut choisir.
Comme à chaque fois que le capitalisme rencontre des difficultés, on ressort Marx du placard. Mais quel Marx ? Jai été frappé par le fait qu’Olivier Besancenot comme Alain Badiou insistent, dans une logique qui est aussi celle de l’altermondialisme, sur le fait qu’on peut faire autre chose, envisager autrement l’économie. C’est le fameux « un autre monde est possible ». Ni l’un ni l’autre ne semblent considérer comme fatal ou inévitable l’écroulement du capitalisme et son remplacement par le communisme. L’appel à la « mobilisation » est assourdissant au sein de leur discours. Quant à l’analyse factuelle, elle est (héritage du communisme soviétique) remplacé par des mots d’ordres et des considérations stratégiques. Il y a ici une réduction de la pensée de Marx à un anticapitalisme mobilisateur.
Or l’analyse était essentielle pour Marx et Engels (ne négligeons pas la contribution intellectuelle de ce dernier). Marx commence, par le célèbre Manifeste du parti communiste, par donner sa vision d’ensemble du devenir historique. Qu’il ne remet ensuite pas en question, même dans les développements beaucoup plus touffus du Capital. Il propose bien un système. Bien sûr, il a dit à plusieurs reprises qu’il n’était pas « marxiste » ; mais c’est surtout parce que son système n’était pas pour lui une approche parmi d’autres, mais l’approche la plus « réaliste » possible du devenir historique. Il savait bien d’autre part que son explication n’était pas achevée ; mais les grandes lignes qu’il avait dégagées, il estimait qu’elles étaient définitives. Au mieux, il pouvait envisager que cette explication pourrait être englobée dans une autre, plus vaste, mais le démenti était impossible.
Le système d’Hegel se voulait à la fois spiritualiste et réaliste. Marx pensait s’être débarrassé de la dimension spiritualiste en attribuant le premier rôle, dans le processus historique, aux rapports de production et à la lutte des classes qu’ils engendraient – donc à la lutte de l’homme pour s’approprier la nature. Donc, au travail, en dernière analyse. Cependant, aujourd’hui encore, la pensée économique de Marx, comme celle de Proudhon dont il s’est en partie inspiré, apparaît aux économistes comme un mélange indissociable de considérations morales (la plus-value est vue comme une spoliation) et de jugements de faits (comme le pronostic de la baisse tendancielle du taux de profit).
L’expression de « socialisme scientifique » est de Engels, mais rien n’indique que Marx (qui qualifie sa doctrine de « réalisme ») l’aurait repoussée. Marx avait saisi bien des choses, ce que la simple lecture du Manifeste suffit à confirmer : le caractère central du capitalisme dans la modernité, la logique de la diffusion du salariat, l’aspect inéluctable de ce que nous appelons la mondialisation, le fait que la bourgeoisie industrielle avait une action véritablement révolutionnaire… Il prenait en compte à sa manière ce que nous appelons la « réalité économique ». L’idée qu’un « autre monde est possible » lui était étrangère : il n’y en avait qu’un à ses yeux, et c’était du développement même du capitalisme que devait sortir une nouvelle organisation de l’économie. Les failles du système, qui allaient engendrer sa fin, c’était dans la lecture critique des économistes que Marx les cherchait. Le marxisme ne voulait pas être une doctrine de réaction, mais une doctrine de progrès mélangeant « réalisme » et attente messianique de l’avènement d’une humanité réconciliée.
Marx pensait comprendre le fonctionnement du système, et il a aperçu quelques traits de sa logique. Ajoutons qu’on peut, comme cela a été le cas dans les années 1960, se replonger dans ses années initiales de formation philosophique (en oubliant que lui-même pensait avoir dépassé ce stade) pour tenter d’édifier une théorie de l’ « aliénation » sonnant comme une critique anticipée de la société de consommation.
Cela dit, sa théorie laisse de côté bien des choses qui ont construit l’histoire du XXe siècle et structurent encore la nôtre : l’État, par exemple. L’édification des États-providence est impensable en bonne logique marxiste où l’État n’est que l’instrument de domination d’une classe par une autre. La nation, également, pourtant fondamentale au siècle qui a suivi le sien, malgré les efforts des austro-marxistes pour comprendre le mouvement des nationalités. La religion : si la formule l’ « opium du peuple » fait de la religion l’expression poétique des malheurs populaires, la consistance propre du fait religieux, inévacuable pour qui analyse un peu sérieusement le monde contemporain (ou écrit l’histoire du totalitarisme), échappe totalement à Marx. Le religieux se venge en réenchantant sa propre doctrine, devenue « religion séculière » (Raymond Aron).
Les erreurs de pronostic de Marx sont certes excusables : tous les grands penseurs du XIXe siècle en font. Mais elles ont des conséquences incalculables : le salariat serait pour lui toujours associé à la misère (que la paupérisation des prolétaires soit absolue ou relative), ce qui l’empêche d’anticiper l’émergence d’une classe moyenne salariée, la législation sociale serait impuissante à améliorer la situation matérielle des travailleurs, et le capitalisme serait autodestructeur, menant fatalement à une apocalypse économico-sociale, après avoir créé toutes les conditions de son remplacement par un autre système.
Dès les années 1890, la nécessité de « réviser » la théorie apparaît, avec l’œuvre du socialiste Eduard Bernstein. Mais son « révisionnisme », s’il ancre dans le socialisme allemand une tendance réformiste, échoue à s’imposer à l’ensemble du SPD et des partis de la Seconde Internationale fondée en 1889. Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’une telle « révision » soit possible sans mettre à bas l’ensemble de la doctrine : la conviction et l’espérance révolutionnaires sont au cœur du marxisme, et la certitude que la lutte des classes est au cœur de l’histoire (avec de terribles ambiguïtés sur ce qui fait l’unité d’une classe et même sur combien de classes il y a au total) est indispensable pour faire du marxisme un « réalisme ». Les « marxiens », du XXe siècle n’ont jamais réussi à donner à leurs marxismes révisés la moindre crédibilité. Marx aurait sans doute souri de pitié devant sa doctrine réduite à un ensemble de slogans sans unité théorique, et ne l’aurait pas reconnue. Il n'aurait pas davantage était convaincu, lui qui voulait unir théorie et "praxis", non plus penser le monde, mais le penser et le transformer d'un même mouvement, par les efforts des théoriciens de l'école de Francfort, ou de Schumpeter, pour réemployer quelques élements de son système en les combinant avec d'autres, pour construire une théorie de la modernité ou du capitalisme.
Il reste de sa doctrine une vaste tentative de penser le capitalisme, une volonté de prendre en compte la réalité économique dans toute sa pesanteur avant que d’écouter les souhaits de son cœur, quelques pronostics qui se sont réalisés (l’inéluctable mondialisation du système), et d’autres qui ont été très rapidement démentis par l’Histoire. Le drame est sans doute (je pense à l’aventure léniniste) que vouloir maintenir en l’état une doctrine manifestement inapte à rendre compte de pans entiers de la réalité, et surtout vouloir en faire le fondement d’une pratique révolutionnaire, puis d’une pratique du pouvoir, ne peut se faire qu’en comblant par la violence l’intervalle entre la théorie et la réalité.
Mais croire que, par un anticapitalisme sentimental et, étymologiquement, réactionnaire, on ressuscite un penseur de l’ampleur de Marx, c’est transformer un philosophe en un fétiche inopérant.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour,

Je ne crois pas, comme vous semblez l’affirmer, que le marxisme soit totalement dévoyé aujourd’hui. Comment peut-on demander aux disciples du marxisme d’être entièrement fidèles aux thèses marxiennes quand ils ont à interpréter des phénomènes non prévus par Marx ?

La stratégie d’Olivier Besancenot et d’Alain Badiou, à ce titre, me semble intéressante à analyser à travers le prisme de cet « anticapitalisme mobilisateur ». N’y a-t-il pas là un lien étroit avec la position de Marx par rapport au réel : «Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, ce qui importe c’est de le transformer» ? Ce qui fait la force de la pensée marxienne (et de celle d’Engels), c’est cette interpénétration de la pensée et de la stratégie qu’on peut retrouver, à l’état embryonnaire, avec la construction du NPA.

Il y aurait une étude intéressante à faire sur le retour en France d’un « parti idéologique » via ce concept d’ « anticapitalisme mobilisateur ». J’emploie le terme d’idéologie car on retrouve clairement les trois composantes principales : (1) des idées qui servent à une mobilisation politique (échec du système financier); (2) l’expression d’une classe sociale désabusée (avec une réponse aux trois questions kantiennes fondamentales); (3) un nouveau système clos et cohérent (fondé sur des thèses marxiennes)

Cela dit, il me semble qu’une fois de plus dans l’histoire, la tentative de construction d’un marxisme politique se fait au prix d’une simplification et non d’une trahison.

Anonyme a dit…

Cher professeur,
Tout d’abord, merci de souligner l’importance des fétiches en Histoire. Ces épouvantails tels Marx, ou avec un usage inverse Staline ou Hitler que l’on nous présente à tout va.
Cependant, comme vous avez su brillamment nous le montrer, derrière la façade Potemkine se trouve un penseur tout à fait instructif.
Je vous sais gré d’avoir rappelé son approche historique. Car si Marx donne une analyse assez fine de l’histoire, celle-ci est imprégnée d’un certain déterminisme historique. Toutefois, en prenant le recul nécessaire, on peut considérer ses thèses comme une approche, des clés pour l’historien, plutôt que de chercher un cursus programmé étape par étape. En sortant, donc de la lecture quasi-religieuse des ouvrages de Marx, on évite cette attente (qui en a déçu beaucoup, notamment beaucoup d’historiens et de philosophes de votre génération) eschatologique, étape finale à la manière du retour du messie dans la religion juive ou la fin du monde dans le christianisme, que l’on risque d’attendre longtemps (Habermas ne disait-il pas lui-même qu’il était préférable de vider le marxisme primaire de l’égocratie qui est trop souvent sienne). Marx a toujours ainsi évoqué le « communisme moderne » comme un point de réflexion plus qu’une idée bien établie. Son approche de l’histoire nous enseigne également l’utilité de comprendre notre passé afin de pouvoir critiquer (j’entends celui-ci au sens d’analyser) le présent, ce qu’il nomme dialectique : aliénation/ réappropriation du passé.
Et pourtant…
Et pourtant, je reste sur ma faim. Car plus que la description des mouvements historiques, c’est sa critique du capitalisme qui motivait mon propos. Marx, c’est selon Bernard Maris (Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles) celui qui a su « dévoiler les lois du capitalisme » et par là même montrer que son pire ennemi, c’est lui-même. Les crises sytèmiques paraissent donc garder un certain sens. Mais vous avez certainement raison sur le fond, plus que Marx, Keynes en nous dévoilant l’incapacité du marché à s’autoréguler est l’homme qui nous permet de mieux comprendre cette crise (puis-je me permettre de vous suggérer un sujet sur le possible retour du keynésianisme). D’ailleurs ne voyons-nous pas les politiques et même les partisans du néolibéralisme en revenir à l’état (de manière modérée voire discrète pour ces derniers).
Faut-il donc jeter le bébé avec l’eau du bain ? Plus clairement : la perspective de remettre en cause la manière de faire le commerce mondial parce que Marx n’a pas vu l’état-providence (quoi qu’on puisse penser qu’il l’aurait envisagé comme un moyen de la part de la bourgeoisie de conserver le pouvoir. Des mesures qui rentreraient donc bien dans sa catégorie des socialismes petits-bourgeois) ?
Repenser le libéralisme ? Je pense que cette idée peut-être choquante, d’autant plus à l’heure à laquelle le PS semble se rapprocher d’une telle approche. À ce sujet j’ai trouvé brillant l’article de Jacques Généreux dans Marianne (la semain dernière). Et en débouchant ainsi sur cet article, je voudrais pointer un autre aspect tout à fait intéressant de la thèse de Mr Généreux : sa dissociation entre libéralisme et socialisme. En réaction face au livre « de l’audace » de Bertrand Delanoë, Jacques Généreux en vient à dire qu ’un socialiste n’est pas libéral », et ce même dans le sens politique.
Alors, cher professeur, voilà un nouveau thème de discussion tout trouvé…

Anonyme a dit…

Bonjour
Marx n'a peut-être pas prévu l'Etat Providentiel mais il avait quand même parlé d'une étape transitoire du droit de la bourgeoisie sans la bourgeoisie.

Est-ce que cela ne correspond à un Etat qui gouverne entre autre,le système publique santé éducation etc... en mettant à part le bourgeois?