dimanche 15 décembre 2013

À propos d'un grand historien.

Un ami m'a demandé un hommage à Jean-Marie Mayeur. Je le reproduis dans ce blog, surtout pour ce que je dis sur son dernier ouvrage...

Jean-Marie Mayeur nous a quittés le 8 octobre 2013. Pour plusieurs d’entre nous, c’était un maître qui ne voulait pas être un maître, mais qui l’était, à sa manière discrète et exigeante. Quand on était son thésard, ou son ancien thésard, et qu’on le disait autour de soi, on se rendait vite compte qu’il existait autour de lui un consensus, qui passait assez largement les frontières des querelles historiographiques et politiques. Dans un milieu où l’on parle beaucoup et où les susceptibilités sont chatouilleuses, je ne lui ai pas rencontré de véritable ennemi.

Et cela était d’autant plus étrange qu’il disait nettement ce qu’il pensait. Qu’il avait une sorte de culte naturel pour l’indépendance d’esprit, qu’il aimait aussi chez les autres. Qu’il avait exercé beaucoup de responsabilités, et eu dans les années 1970 le redoutable honneur de commenter dans Le Monde les publications des autres Fils d’inspecteur général, il avait, je crois, une sorte de religion du service public, fortifiée par cette alliance devenue rare, mais qui l’était moins dans sa génération, de patriotisme, d’esprit républicain, de foi catholique et de libéralisme intellectuel. Son goût des responsabilités, sa curiosité pour la politique lui avaient donné une autre sensibilité rare : un sens du concret et des arrangements nécessaires. La conception de la laïcité qui irrigue les études rassemblées dans La Question laïque (Fayard, 1997), originale et pragmatique, en témoigne. C’est peut-être à cause de cela, qui lui permettait de ne pas perdre de temps sur les débats secondaires, d’aller droit à ce qui comptait, qu’il générait du consensus.

Il avait pu prendre place dans le monde des contemporanéistes avec une biographie parue chez Casterman en 1968, celle de l’abbé Lemire, sans trop se préoccuper de l’air du temps, et rester attentif au développement de la recherche sans jamais cesser de lire les anciens. Je le revois expliquer, se moquant de lui-même, qu’il avait écrit sur l’esprit républicain dans un ouvrage publié en 1963 sans avoir encore lu… Gabriel Hanotaux. Il aimait se définir comme un « lecteur », ce qui était bien réducteur, mais rendait compte du prix qu’il accordait, et qu’il nous apprenait à accorder, aux témoignages, aux divers points de vue des contemporains d’un événement. Cela lui donnait une humilité profonde, et aussi cette familiarité avec les milieux républicains et catholiques des années 1870 à nos jours qui nous impressionnait tant. Elle explose dès 1966 dans ce petit volume réédité en 2005 sur la Séparation des Églises et de l’État, elle se donne libre carrière dans  Les Débuts de la IIIe République 1871-1898 (Seuil, 1973), Des partis catholiques à la démocratie chrétienne (Colin, 1980) ou La Vie politique sous la IIIe République (Seuil, 1984), ou dans Catholicisme social et démocratie chrétienne. Principes romains, expériences françaises (Cerf, 1986).

Une conversation avec lui pouvait être d’une brièveté touchant au laconisme ou donner lieu à des échappées délicieuses. Elle ne pouvait jamais être vaine. Le jugement était rapide, éclairant, suffisamment pour que l’on se sente un peu soulagé de converger avec lui. Il n’y avait pas de solution de continuité entre la manière dont Jean-Marie Mayeur envisageait le passé, le milieu universitaire dont il avait une expérience variée (Nanterre, Saint-Étienne, Lyon II, Paris XII, Paris IV) et le milieu politique contemporain. Une seule chose lui manquait : le souci de mettre en valeur sa propre pensée. Je reste persuadé qu’on n’a ainsi pas pleinement reçu son dernier ouvrage, Léon Gambetta. La Patrie et la République (Fayard, 2008): par-delà l’approche biographique, l’auteur y bouscule énormément de poncifs historiographiques. Comme pour la laïcité, il n’y livre pas sa théorie, il faut la chercher entre les lignes. On est sûr de l’y trouver.

S’imposer en restant discret sur soi n’est pas chose facile. Mais l’œuvre est là, et nous sommes nombreux à penser qu’elle se révèlera durable. Quant à l’homme, je crois n’avoir pas été le seul à penser, en l’église Saint-Jacques du Haut-Pas, que son mélange de distance et de vraie passion pour l’histoire, de culture et d’engagement manquera aux années qui viennent.

2 commentaires:

Gilles F a dit…

c'est beaucoup plus qu'un "commentaire", cher Jérôme, c'est un hommage, sympathique au sens ancien du terme... je plussoie à toutes ces observations sur ce grand professeur

Jérôme Grondeux a dit…

C'est gentil, cher Gilles, j'ai voulu rendre hommage à l'homme et à son côté anticuistre.