"L'événement sera notre maître intérieur", disait Emmanuel Mounier. Je vois bien toute la portée du propos, mais il ne m'a jamais vraiment convaincu, parce que j'y décèle un optimisme, une foi dans la possibilité d'être à la fois engagé et lucide. J'avoue chercher davantage de recul. Par contre, le souci d'ancrage dans le réel, le refus de l'idéalisme abstrait donne au propos une certaine force. Je placerais volontiers Max Weber en face d'Emmanuel Mounier. Weber et les "faits gênants".
Pour chaque sensibilité politique ou religieuse, il existait selon le sociologue des "faits gênants", et il pensait que la mission du savant était précisément de replacer en face de chacun les faits gênants qui l'empêchaient de demeurer dans ce que Kant appelait le "sommeil dogmatique".
"Maître intérieur" ou "fait gênant", l'événement japonais est là, et n'en finit pas de nous solliciter. J'avoue qu'il est pour moi plus gênant que pour nombre de mes amis, car je ne suis pas un antinucléaire, et je ne partage pas l'angoisse de nombre de mes contemporains devant le progrès technique, angoisse que j'ai tendance à assimiler à une peur de l'avenir qui me semble mortifère. Je ne partage pas non plus la culture de la défiance généralisée vis-à-vis des dirigeants. D'avoir grandi dans les années 1970 m'a rendu d'une indicible méfiance envers tous les prophètes d'apocalypse. Jugez donc de mon désarroi de ces derniers jours.
Au milieu de tout cela, revenait une question d'un des mes étudiants, une question à laquelle j'avais donné une réponse faible et embrouillée la semaine dernière : "Pourquoi dites-vous que les pensées modérées sont en crise?" Je n'avais réussi à articuler que la plus faible des réponses, arguant de la difficulté des modérés dans leurs rapports aux médias. Mais je crois que j'ai mieux compris la difficulté en suivant les réactions de cette semaine face à la catastrophe japonaise.
Celle-ci suscite une explosion d'émotion, bien compréhensible ; qui pourrait rester insensible face à un pareil spectacle ? Qui ne pourrait sympathiser avec la douleur et l'angoisse de cette population ? Qui n'est soulevé d'admiration face à ceux qui risquent leur vie pour tenter d'empêcher ce qui peut l'être, ou à ceux qui tout simplement montrent un calme résolu ? Qui pourrait prétendre qu'une vague d'inquiétude n'est pas légitime quand elle atteint le second pays le plus nucléarisé du monde ?
Les modérés sont structurellement sensibles à une approche réaliste et se placent plus volontiers que les radicaux dans la logique des gouvernants, et à l'intérieur du champ des possibles. Il n'est pas surprenant que les partis de gouvernement, en France, n'envisagent pas la sortie du nucléaire. Les radicaux partent de ce qui doit être, et du refus de l'inacceptable. La tentation des modérés, récurrentes, est de voir dans les radicaux des démagogues et dans les inquiétudes qu'ils avancent des mensonges commodes. Des illusions qui ne seraient entretenues que par la sottise (ou par le cynisme d'ambitieux qui avancent masqués). Leur côté "laissez faire les gens raisonnables" est très vulnérable quand on peut leur rétorquer : "voyez où nous ont mené les gens raisonnables".
Les modérés savent que la politique est un lieu d'arbitrages, et que souvent on choisit la solution la moins mauvaise. Ils diront aujourd'hui : les énergies renouvelables ne peuvent pas prendre le relais, les centrales électriques traditionnelles alimentent la pollution atmosphérique, discutons des orientations futures de la politique énergétique mais ne nous racontons pas d'histoires. Mais ils seront à nu face l'opinion : ils ne pourront pas soutenir que cette approche ne comporte aucun risque. Et quand les modérés ne peuvent être rassurants, ils sont politiquement vulnérables. Aussi l'arrogance est-elle suicidaire pour les modérés.
Cependant, il y a quelque chose de choquant dans l'acharnement des Français à se faire peur alors que les Japonais sont confrontés à un danger réel, et qu'il y a eu parmi eux des milliers de victimes. Et la volonté de réaction à chaud, sur un problème complexe, reste désastreuse. Quant à la proposition d'un référendum sur le nucléaire... encore faudrait-il que le référendum soit autre chose que l'occasion d'un défoulement national, et sur un problème très technique, je reste sceptique.
Je me demande si essayer de garder la tête froide, au milieu du déferlement d'émotions légitimes et souvent sincères, parfois altruistes et parfois d'un égoïsme inconscient, n'est tout de même pas un vrai et utile travail - à la condition expresse de ne pas écarter d'un revers de main les objections, et de ne pas présenter les moins mauvaises solutions comme des panacées.
Pour chaque sensibilité politique ou religieuse, il existait selon le sociologue des "faits gênants", et il pensait que la mission du savant était précisément de replacer en face de chacun les faits gênants qui l'empêchaient de demeurer dans ce que Kant appelait le "sommeil dogmatique".
"Maître intérieur" ou "fait gênant", l'événement japonais est là, et n'en finit pas de nous solliciter. J'avoue qu'il est pour moi plus gênant que pour nombre de mes amis, car je ne suis pas un antinucléaire, et je ne partage pas l'angoisse de nombre de mes contemporains devant le progrès technique, angoisse que j'ai tendance à assimiler à une peur de l'avenir qui me semble mortifère. Je ne partage pas non plus la culture de la défiance généralisée vis-à-vis des dirigeants. D'avoir grandi dans les années 1970 m'a rendu d'une indicible méfiance envers tous les prophètes d'apocalypse. Jugez donc de mon désarroi de ces derniers jours.
Au milieu de tout cela, revenait une question d'un des mes étudiants, une question à laquelle j'avais donné une réponse faible et embrouillée la semaine dernière : "Pourquoi dites-vous que les pensées modérées sont en crise?" Je n'avais réussi à articuler que la plus faible des réponses, arguant de la difficulté des modérés dans leurs rapports aux médias. Mais je crois que j'ai mieux compris la difficulté en suivant les réactions de cette semaine face à la catastrophe japonaise.
Celle-ci suscite une explosion d'émotion, bien compréhensible ; qui pourrait rester insensible face à un pareil spectacle ? Qui ne pourrait sympathiser avec la douleur et l'angoisse de cette population ? Qui n'est soulevé d'admiration face à ceux qui risquent leur vie pour tenter d'empêcher ce qui peut l'être, ou à ceux qui tout simplement montrent un calme résolu ? Qui pourrait prétendre qu'une vague d'inquiétude n'est pas légitime quand elle atteint le second pays le plus nucléarisé du monde ?
Les modérés sont structurellement sensibles à une approche réaliste et se placent plus volontiers que les radicaux dans la logique des gouvernants, et à l'intérieur du champ des possibles. Il n'est pas surprenant que les partis de gouvernement, en France, n'envisagent pas la sortie du nucléaire. Les radicaux partent de ce qui doit être, et du refus de l'inacceptable. La tentation des modérés, récurrentes, est de voir dans les radicaux des démagogues et dans les inquiétudes qu'ils avancent des mensonges commodes. Des illusions qui ne seraient entretenues que par la sottise (ou par le cynisme d'ambitieux qui avancent masqués). Leur côté "laissez faire les gens raisonnables" est très vulnérable quand on peut leur rétorquer : "voyez où nous ont mené les gens raisonnables".
Les modérés savent que la politique est un lieu d'arbitrages, et que souvent on choisit la solution la moins mauvaise. Ils diront aujourd'hui : les énergies renouvelables ne peuvent pas prendre le relais, les centrales électriques traditionnelles alimentent la pollution atmosphérique, discutons des orientations futures de la politique énergétique mais ne nous racontons pas d'histoires. Mais ils seront à nu face l'opinion : ils ne pourront pas soutenir que cette approche ne comporte aucun risque. Et quand les modérés ne peuvent être rassurants, ils sont politiquement vulnérables. Aussi l'arrogance est-elle suicidaire pour les modérés.
Cependant, il y a quelque chose de choquant dans l'acharnement des Français à se faire peur alors que les Japonais sont confrontés à un danger réel, et qu'il y a eu parmi eux des milliers de victimes. Et la volonté de réaction à chaud, sur un problème complexe, reste désastreuse. Quant à la proposition d'un référendum sur le nucléaire... encore faudrait-il que le référendum soit autre chose que l'occasion d'un défoulement national, et sur un problème très technique, je reste sceptique.
Je me demande si essayer de garder la tête froide, au milieu du déferlement d'émotions légitimes et souvent sincères, parfois altruistes et parfois d'un égoïsme inconscient, n'est tout de même pas un vrai et utile travail - à la condition expresse de ne pas écarter d'un revers de main les objections, et de ne pas présenter les moins mauvaises solutions comme des panacées.
8 commentaires:
le problème est qu'un référendum sur le nucléaire s'apparente aujourd'hui à : pour ou contre le fait d'avoir de l’électricité ? en ce qui concerne les modérés il est vrai que j'ai toujours eu l'impression que ce sont des gens qui ne savent pas choisir, est-ce par une certaine forme de lâcheté intellectuelle ou une simple peur de choisir le "mauvais chemin" ?
attention ce n'est pas lacheté au sens péjoratif mais plutot un refus de choisir.. fichu dualisme du bien et du mal !! pour une ptite touche d'humour sur cette catastrophe je pense que ce sont les modérés qui on inventé l'expression " le cul entre deux chaises" bonne nuit a tous :)
Je disais les modérés au sens le plus large. Cela englobe la majorité des forces de gouvernement. En fait j'essaie de pointer un problème : on peut être modéré avec intransigeance, dans le refus de voir tout ce qui gêne les gens raisonnables.
Refus de choisir, pas forcément, de toute manière en politique il faut tout le temps arbitrer. Par contre, conscience aiguë que tout a un coût, et que la solution miracle n'existe pas.
Le "mauvais chemin". Oui, on peut avoir peur de le choisir. Je crois qu'un modéré est quelqu'un qui sait qu'il peut se tromper.
J'ai l'impression que les gens oublient volontiers que le risque 0 n'existe pas. Partout où l'homme s'installe et développe des systèmes aussi complexes qu'une mégalopole comme Tokyo, il faut faire usage du compromis, faire avec. Les Japonais, tant habitués aux séismes, ont tout de même mis en place des moyens de gestion des risques impressionnants, que nous serions incapables de reproduire en France, comme évacuer en peu de temps 1 million de personnes. Toute décision (notamment pour l'énergie) entraine des des inconvénients et des avantages. La question serait plutôt : Quelles valeurs choisissons nous pour arbitrer ces questions et faire nos choix de société ?
Je pense que vous répondez très bien à la question des modérés dans vos deux derniers paragraphes. En clair, peut-on dire, crise des modérés qui apparaissent comme des "mous" dans un monde ou tout va vite et où il faut prendre des décisions rapidement (je n'ai pas dit hâtivement). Ne serait-ce que leur appellation de "modéré", leur nuit je pense, cela sonne assez péjorativement, et comme vous le dite, les média n'arrange pas la situation avec ce besoin d'immédiateté, en opposition (ou du moins semble l'être) lorsque l'on agite l'étiquette de "modéré".
Vrai qu'il est difficile d'apparaître "dans l'esprit du temps" lorsque l'on se proclame modéré. Pourtant, si les modérés doivent apprendre à gérer les nouvelles angoisses et tendances de la société, il n'est pas dit que cela ne soit qu'une tendance passagère. Un peu comme un effet de mode que l'on ne contrôle pas.
Je veux dire: en France, il y a déjà un ras-le-bol de l'agitation de notre président actuel, et une sorte de nostalgie d'une politique plus lente, plus réfléchie. (et donc, plus modérée?)
Ceci dit, on verra ce qu'il en est ce soir, avec le score des Ecolos.
et puis, cette crise que vous décrivez, existe aussi plus fortement en Occident qu'en Asie: à l'heure actuelle, les Japonais en sont une très bonne illustration.
Pour la plupart d'entre eux, malgré les évènements, il n'y a pas eu de raison de paniquer, ou de vouloir remettre en question tout le système.
Au Japon, grandir au milieu des séismes, donne un certain sens du fatalisme, et une philosophie du "les choses ne sont pas faites pour durer. Il est donc normal que les bâtiments s'effondrent, se noient, se perdent."
Ils ont conscience, eux, "que le risque 0 n'existe pas". Mais de ce fait, ils ont davantage tendance à prendre du recul par rapport à l'évènement, à ne pas s'emporter, à continuer de vivre dans leur quotidien pour mieux évaluer ce qui s'est passé.
Evidemment, il existe des exceptions, et les Japonais sont loin de tous être des modérés. Mais par rapport à la France, le climat y est beaucoup moins "volcanique".
Preuve que la mauvaise image des modérés n'est peut-être pas une fatalité.
Merci pour tous ces commentaires ! En vrac : D'accord avec Laura pour la question du risque : il y en aura toujours un, mais il faut expliquer lequel on prend.
La vraie question serait alors finalement la volonté de rester calme et de renoncer à la panique, pour pouvoir aller au fond des débats nécessaires.
C'est vrai que l'étiquette "modérée" est vieillote et guère enthousiasmante. C'est intéressant, Florine, de voir que les Japonais ne fonctionnent pas comme ça, et je suis d'accord sur le fait que l'hyper-réactivité sarkozyste exaspère souvent. Quelle étiquette donner en politique au mélange de calme et de fermeté auquel nous aspirons souvent ?
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