mardi 18 janvier 2011

L'enseignant et l'Etat


Dans les échéances politiques qui s'annoncent, on peut déjà être sûr qu'une question aura du mal à surgir : celle de la modernisation de l'Etat.


Autant le dire tout de suite : j'appartiens à la race des fonctionnaires heureux de l'être. Je me souviens avoir fait sourire (mais gentiment) en 2008 le jury de mon habilitation en remerciant, outre ceux qui m'avaient aidé dans ma recherche, deux entités dont je pouvais d'ores et déjà annoncer que mes remerciements les toucheraient peu : la République, qui m'employait déjà depuis pas mal d'années, et particulièrement l'Education nationale, qui toutes deux m'avaient laissé une pleine et entière liberté de parole. J'ai toujours eu l'impression, en essayant de former des gens à la raison critique par le biais de l'histoire, d'accomplir une sorte de mission, périlleuse parce que, comme le savait déjà Condorcet, tout peut être perverti quand on l'enseigne comme un dogme - de même que l'aspect "show" de l'enseignement peut toujours nous placer entre le monde que nous voulons montrer et ceux à qui nous voulons le montrer.


Mon incurable scepticisme sur "l'éducation civique, juridique et sociale", à laquelle j'aurais aimé qu'on substitue une initiation au droit public, plus neutre en apparence et finalement plus profonde, ancrant bien davantage les esprits dans une culture républicaine et un libéralisme politique auxquels je suis attaché, masquait une conviction plus profonde : c'est en faisant de l'histoire le plus honnêtement et le plus franchement possible qu'on sert, au fond, le mieux l'intérêt général.


Détour que cela, mais détour pour en venir à l'Etat. En le servant de cette manière là, en essayant de communiquer ce que je pensais avoir compris, en transmettant "bêtement la vérité bête", pour faire mon Péguy, en bousculant de temps à autre un peu d'idées toutes faites pour arriver à quelque chose de plus intéressant (ou essayer), en tentant d'enraciner une réflexion pour saisir les grands basculements que nous vivions, j'avais l'impression - je l'ai encore - de connecter une parcelle de la raison universelle au mouvement du monde, à l'avenir qui était là (qui l'est toujours), niché dans les projets de ceux qui me prêtaient une attention plus ou moins distraite. Passant dans l'enseignement supérieur, où l'on a davantage l'occasion de regarder les étudiants penser, j'ai eu plus encore l'impression de surfer sur la vague, d'être dans un lieu où le passé et l'avenir s'entremêlaient dans une sorte de happening perpétuel - je me rends compte en la relisant que cette phrase suggère une sorte d'ivresse, mais il y a un peu de cela dans l'enthousiasme qui peut gagner de temps à autre toute personne qui enseigne.


Et je me suis souvent dit que servir l'Etat, ce n'était vraiment exaltant que lorsque l'on avait l'impression que cet Etat participait du grand mouvement qui nous emporte tous, de l'aventure de l'humanité, qu'aucun de nous ne contrôle, mais dont nous sommes tous, à une échelle souvent très petite, partie prenante. C'est plus facile de sentir cela quand on enseigne, si du moins on croit au moins un tout petit peu à l'universalité de la raison, mais je crois que l'on peut retrouver des expériences similaires dans tous les domaines.


J'en viens à mon inquiétude, et cette fois elle est plus historique : il me semble que cet Etat, modernisateur tout au long du XIXe siècle, et avec passion, a raté le tournant des années 1960 et 1970, où les rapports sociaux se sont plus transformés que dans les cent ans précédents. Il s'est modernisé moins vite, finalement, que les entreprises, que la culture, que la société - on peut toujours se dire, consolation de vieillard, qu'il a pris moins de risques. Ceux qui disent vouloir le réformer aujourd'hui rêvent de lui appliquer (on le voit dans la recherche) les recettes managériales nées dans les années 1940, et ses défenseurs ne se rendent pas compte qu'un Etat crispé sur sa propre défense et celle de ses personnels ne peut plus accomplir aucune mission. Alors, parmi les attentes qu'il n'est pas forcément triste d'inventorier (qui sait ce qui se prépare, au fond, pour les années qui viennent?), il y aurait celle d'une réforme de l'Etat souple, multiforme, peut-être aussi lente et patiente, pourquoi pas si ses premiers effets se font vite sentir ?


1 commentaire:

Matthieu a dit…

"l'éducation nationale qui m'avait laissé une pleine et entière liberté de parole"... Il est probable alors que vous ne fassiez pas preuve d'une pleine et entière liberté de l'esprit.

Nous ne sommes pas dans une de "ces époques heureuses où on peut penser ce que l'on veut et dire ce que l'on pense", pour reprendre les mots de Tacite.