La fracture est grande, finalement, entre gouvernants et gouvernés, depuis la Révolution française, probablement même, si l'on suit François Furet, depuis la fin du règne de Louis XV. La légitimité royale est entrée en crise, et cette histoire s'est terminée dramatiquement le 21 janvier 1793. L'instabilité révolutionnaire et post-révolutionnaire a fait le reste.
La république a bien pu finir par s'imposer : les Français restent fondamentalement des monarchistes déçus. Je an Tulard l'avait mis en lumière : depuis le glorieux consulat de Napoléon Bonaparte, la quête d'un "sauveur" est récurrente. Une figure glorieuse, ou, sans être médiocre, portée par un nom, comme Louis-Napoléon Bonaparte. Glorieuse et âgée, comme Pétain en 1940 et de Gaulle en 1958. Expérimentée et énergique malgré les ans, comme Thiers en 1871 et Clemenceau en 1917.
Point n'est besoin d'une longue analyse psychanalytique pour voir là la figure du père, celle qu'on ne pardonne pas aujourd'hui à Nicolas Sarkozy de ne pas incarner. La majorité des Français politisés font ainsi profession, depuis plus de deux siècle, de détester le pouvoir exécutif, avec quelques poussées d'idolatrie compensatoire (et le plus souvent rétrospective). Les présidents sont aimés morts ou au moins à la retraite, plus ou moins méprisés quand ils exercent le pouvoir. Et sous la Cinquième république, c'est sans issue : l'impopularité générale des parlementaires permettait à quelques présidents du Conseil et ministres, pourtant issus de ce monde, de bénéficier d'un effet repoussoir : Antoine Pinay et Mendès-France en ont un temps profité. Les présidents n'ont comme fusible ou comme parapluie que des premiers ministres qui couvrent au mieux l'électorat qui les a portés au pouvoir.
Depuis les années 1770, les Français politisés n'aiment plus leur roi ; comment aimeraient-ils durablement l'élu d'une moitié de France contre l'autre ?
On peut aborder les choses d'un point de vue républicain : le gouvernement majoritaire requiert une sorte d'ascèse citoyenne, par laquelle on reconnait la légitimité de l'élu du "camp d'en face" parce que l'on se sent directement relié à la communauté nationale. Ce point de vue n'existe en France que marginalement.
Reste la solution monarchique ou quasi-monarchique : on distingue soigneusement entre le représentant de l'Etat et le chef du gouvernement. Le premier, s'abstenant de descendre dans l'arène politique, incarne l'unité symbolique de la nation et le respect des règles normant la compétition politique. Il incarne aussi, en dernière analyse, la permanence de l'Etat de droit et le respect dû à l'ordre légal. Le second assume la dimension conflictuelle, clivante de l'action politique et assume le fait d'être chef d'une majorité, avec toute la fragilité que ce dernier terme masque.
La cinquième république n'est pas dans cette logique, même dans l'utopie du discours de Bayeux : le président, investi par de grands électeurs, est bien une figure consensuelle et que l'on souhaite dépolitisée, le premier ministre est bien l'homme qui représente la majorité parlementaire, mais le chef de l'Etat oriente l'action gouvernementale.
Finalement, le discours républicano-républicain mettant du "citoyen" (en adjectif) partout et le discours monarchico-mystique sommant le président "d'incarner" veulent tous deux surmonter le hiatus entre les citoyens et le pouvoir et échouent tous deux.
Ils sont portés par de puissants vecteurs, l'éducation nationale pour le premier, une large part des médias pour le second. Ils trouvent de puissants échos dans l'imaginaire national. Mais le républicanisme se heurte à la confusion générée par nos institutions entre l'Etat et le gouvernement, et la figure promue du citoyen se dégrade en manifestant sloganophore, cantonné à la contestation infantile, et glissant parfois de là à la stricte défense de ses intérêts catégoriels. Qui dira jamais la mélancolie qui peut saisir un historien quand il voit le "socialisme des professeurs" aboutir à faire des lycéens ou des étudiants la piétaille de manifestations contre tel ou tel projet ministériel ? La retombée dans le catégoriel, la défense parfois légitime des acquis, si elle est menée sans perspective, ne nourrit que la peur de l'avenir et la dépression collective.
A droite, la quête frénétique du grand homme conduit à rêver de 18 juin 1940 en pleine paix et à suivre avec plus ou moins de conviction des hommes qui, même énergiques, se heurteront vite au mur de l'opinion. Au total, la fracture entre gouvernants et gouvernés ne pourrait être un peu réduite, me semble-t-il, qu'en posant la question institutionnelle.
2 commentaires:
je suis bien d'accord avec toi et avec cette analyse lucide, mais sévère (et inversement)... ça me fait aussi penser à Brecht et à son "le peuple a mal voté, il faut dissoudre le peuple". La question institutionnelle, oui alors... mais dans quel sens ? retour à la IVe république et à un président qui ne prétend plus incarner pr suffrage la nation entière ? ou hyperprésidentialisation et disparition (déjà réalisée avec Fillon) de Matignon ? En fait, en France, les chefs poltiiques n'accèdent au statut de grand homme que de manière posthume ! Je me demande s'il n'y pas pas chez nous un cartésianisme politique qui empêcherait les élans de patriotime sentimental (sauf crise spécifique)et réveillerait toujours un sens critique, plus ou moins légitime ? la fonction tribunicienne à l'échelle d'une nation ?
M. Grondeux bonjour,
Pourriez-vous à l'occasion faire un article sur les réformes entérinées par le PS, notamment sur le non-cumul des mandats. Cela me paraît être une petite révolution dans la vie politique française. Aurons-nous enfin une République digne de ce nom, où l'argument de l'éternelle "exception française" n'aura (enfin) plus droit de cité. Plus de 80% des élus français sont cumulards, contre une dizaine de pour cents dans toutes les autres démocraties occidentales. Pourquoi un tel décalage ?
Votre avis sur la question m'intéresserait.
Bien à vous,
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