mercredi 3 mars 2010

Des Puces aux Lumières


Un après-midi d’hiver,(la lumière est grise dans mon souvenir), alors que j’avais une quinzaine d’années, ma mère me fit découvrir le marché aux puces. Monde des vieux objets et des dimanches désœuvrés, mélancolique et fascinant, comme si une vie sourdait de dessous ces objets morts...

Comment devient-on historien, comme voue-t-on, dès sa jeunesse, sa vie à un loisir qui, dans les sociétés traditionnelles, était bien souvent celui du grand âge ? Une sensibilité particulière au temps, au passé, à la manière d’être de ce qui n’est plus, doit jouer un rôle préparateur ; tout ce qui la nourrit compte. Je revois, au fond d’un hangar, quelques étagères de vieux livres auxquelles on accédait par un parcours sinueux, faute de pouvoir enjamber des canapés défoncés. Des volumes disparates d’une ancienne édition de Zola me semblaient un trésor… marquée par son enfance tourangelle, ma mère m’offrit un volume, petit, maniable, des plus grandes œuvres de Paul-Louis Courier, pamphlétaire libéral et anticlérical (avant la lettre) de la Restauration.

Je ne suis jamais devenu bibliophile. Les livres anciens, quand j’en déniche, je les lis. Je les aime vecteurs des voix du passé, qui s’offrent à notre critique et parfois (souvent à notre insu) nous éclairent. J’ai donc lu celui-là.

Ces pamphlets d’un style limpide, d’une clarté ligérienne, que pouvaient-ils me dire alors ? Que pouvait représenter pour un lycéen l’anticléricalisme du XIXe siècle ?

Un renouveau religieux avait déjà commencé à toucher une partie de ma génération ; il devait irriguer le catholicisme, le protestantisme, le judaïsme. L’Islam avait déjà recommencé à compter. Durant les années 1980, ce que j’appellerai faute de mieux les « droites religieuses » rêvaient que les années 1960 n’aient représenté qu’une parenthèse malheureuse. Et au-delà des espérances et des craintes, le « fait religieux » était bien présent. Il me semble que c’est aujourd’hui que les pamphlets de Courier nous parlent, parce que nous sommes dans un autre moment historique, parce que nous sommes dans la retombée d’un élan religieux.

Dans les années 1990, j’avais déjà retrouvé Paul-Louis Courier dans mes recherches, cette fois en héritier du déisme du XVIIIe siècle, qui invoquait une « religion naturelle », sans dogme, sans surnaturel, sans pénitence, et s’en prenait au catholicisme. Avec ce balancement et cette admiration que m’inspirent les Lumières : parfois irritantes dans leur ironique arrogance, parfois insuffisantes, mais au fond puissamment nécessaires. Notre socle indispensable, notre tuf, et notre croix seulement quand on en tire une orthodoxie au lieu d’en recueillir et d’en prolonger l’ambition. Vraiment intéressantes, les Lumières, non pas pour ceux qui les invoquent sans les lire, mais pour ceux qui veulent en vivre, ou tout au moins les recevoir. Ce qui est né au XVIIIe siècle, ce qui avait déjà bien commencé au XVIIe siècle, comme le rappellent souvent les historiens modernistes, ce n’est certes pas le remplacement de la foi par le raison, tout le monde sent bien que l’affaire est plus complexe : c’est le début d’une confrontation, peut-être d’une dialectique entre la raison universelle et nos enracinements religieux, nationaux, affectifs. Les Lumières ne prennent tout leur sens que quand elles défient, relativisent ou bousculent des options fondamentales qui leur échappent en grande partie.

Et puis Paul-Louis Courier, maintenant que nous pouvons lire sa vie dans l’œuvre d’Alain Dejammet (Paul-Louis Courier, vies…, Paris, Fayard, 2009) nous place aussi au cœur d’une autre grande tension, peut-être de la modernité, peut-être de la condition humaine, entre l’individu qui veut s’affirmer et la société qui le porte. Alain Dejammet nous montre en Courier un individualiste à la Brassens, avec à l'arrière-plan pourtant un immense désir de reconnaissance qui le jette dans les conflits et fait de lui un provocateur né.

Féru de grec, Courier se bat pour être reconnu, face à la postérité, comme le découvreur d'un passage manquant de Longus. Il enrage de ne pas être élu à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Avec tout cela, classique jusqu'au bout des ongles, ennemi des excès, cet homme qui a connu une "sale guerre", celle des Calabres, s'insurge contre les excès d'après les Cent Jours, et oppose au catholicisme dévot des Missions jésuites la religion naturelle des philosophes des Lumières. Belle figure, au total, du libéralisme d'opposition qui connaît son premier âge d’or sous la Restauration, celui du "citoyen contre les pouvoirs", à la manière du philosophe Alain.

Quitte aussi à mythifier un peuple des campagnes qui n'aspirerait qu'à la paix civile, alors que lui, Courier, mourra assassiné par ces mêmes villageois. Courier individualiste et libéral, qui croit n'aspirer qu'à une tranquillité qui le fuit toujours, et ne trouve en fait le succès qu'en tant que polémiste. Courier figure de l’intellectuel, qui est capable de s’extasier indéfiniment sur les amours de Daphnis et Chloé décrits par Longus, mais laisse sa jeune femme en Touraine pour soigner sa popularité parisienne… Les pamphlets de Paul-Louis sont beaux, mais, aujourd'hui que son monde s'éloigne, son destin nous donne plus encore à penser.

4 commentaires:

Unknown a dit…

Je n'ai jamais trouvé de réédition de cet auteur bien oublié, que l'immense Balzac tenait en haute estime (il le mentionne élogieusement dans sa géniale monographie de la presse parisienne).
Que le commun des mortels tienne aujourd'hui le pamphlet pour un genre subalterne, à mon avis, en dit assez long sur le rétrécissement du périmètre idéologique, et sur le niveau d'intériorisation du fatalisme et de la docilité. Comme si le propre de la pensée n'était pas de s'opposer à elle-même - comme si l'histoire des sciences n'était pas d'abord celle d'une querelle sans fin, parfois violente est souvent esthétique... Comme si le technocratisme était un gage de "scientificité" et non une preuve de cuistrerie irrémissible... Comme si le style, et les passions dont il est le vigoureux ornement, n'était pas l'homme même...

"Le pamphlet est une œuvre du plus haut talent, si même il n'est pas le cri du génie" : Balzac.

Le dernier grand pamphlétaire français aura été Jean-Edern Hallier - sa Lettre Ouverte au colin Froid est un chef-d'œuvre de drôlerie et de férocité, devant lequel Giscard même s'inclina, en adressant aux funérailles de Jean-Edern une couronne de fleur ainsi dédicacée : "Au plus grand de tous les écrivains, de la part du Colin Froid".

Sans l'eau-forte d'un grand pamphlet, le sarkozysme tombera dans le plus légitime oubli.

Unknown a dit…

La baisse de fréquence et de qualité de ce blog déçoivent. On était habitués à mieux. Que vous arrive-t-il ? Surmenage, crise , malmené par la vie ?

Jérôme Grondeux a dit…

Malmené par la vie, nous le sommes tous parfois ! En fait quand je n'ai rien à dire (ou que j'en ai le sentiment), je n'écris pas. Pour la baisse de qualité, je vous laisse juge ! Je tourne autour de quelques idées maîtresses... le blog est un bon outil pour cela, j'essaie d'accumuler des matériaux pour penser la politique de mon temps, et, sans doute, la qualité en est bien variable.

Unknown a dit…

Ainsi donc malmené par la vie, de l'aveu du maître, enregistrons le commentaire du commentaire