vendredi 6 juin 2008

Bonapartisme et gaullisme


Pendant la Seconde guerre mondiale, à Londres, Raymond Aron comparaît déjà le gaullisme naissant au bonapartisme, dans un article intitulé « L’ombre des Bonaparte » et publié en 1943. Plus tard, l’historien René Rémond, avec sa grande synthèse sur Les Droites en France, dont la première édition date de 1954 (le titre alors était au singulier, La Droite en France de 1815 à nos jours, continuité et diversité d’une tradition politique), a donné à cette comparaison tout son développement. Dans le Dictionnaire de Gaulle paru chez Laffont en 2006, on trouve un article « bonapartisme », dû à Jean-François Sirinelli, qui met en avant les difficultés liées à l’usage polémique du terme (on accuse de bonapartisme quelqu’un dont on met en doute la légitimité républicaine).

En laissant de côté les filiations concrètes, nous pourrions définir le bonapartisme comme un « possible » de la démocratie française. Nous le connaissons mieux encore aujourd’hui grâce à la grande biographie qu’Éric Anceau vient de consacrer à Napoléon III (Napoléon III. Un Saint-Simon à cheval, Paris, Taillandier, 2008). Résolument centrée sur le personnage et sur son projet, celle-ci nous permet de mieux saisir la « synthèse bonapartiste », d’en saisir toute l’ambition et tout l’intérêt, au travers de l’étude d’une figure attachante - et aussi de mieux comprendre le gaullisme qui ressemble au bonapartisme par bien des côtés.

Volonté de synthèse entre l’ordre et la liberté, qui explique malgré l’aspect très autoritaire des premières années du régime, l’évolution du régime vers l’empire libéral ; méfiance vis-à-vis du parlementarisme considéré comme étranger à la tradition nationale caractérisent tout d’abord l’entreprise. L’empire libéral n’est (contrairement à ce que j’écrivais dans mon article précédent) que semi-parlementaire, et n’est tenté par l’Empereur qu’à titre d’expérience – on ne prend en somme qu’une dose de parlementarisme.

Volonté de synthèse entre la tradition (l’appui sur le catholicisme) et la modernité (volonté de développement économique), de synthèse entre l’affirmation de l’intérêt national (qui limite le soutien aux nationalités en Italie et en Allemagne) et la volonté de promouvoir le dialogue international par un système périodique de congrès réunissant le plus grand nombre possibles d’État (cela restant un projet) ; volonté de synthèse entre le maintien de l’ordre social et la mise en place d’une politique sociale ambitieuse (soutien aux mutuelles ouvrières, droit de grève accordé en 1864, syndicats tolérés en 1868)...

Mais volonté de synthèse qui connaît malgré une très forte concentration des pouvoirs bien des difficultés pour se traduire dans une politique concrète : la violence déployée pour vaincre la résistance au coup d’État rend les républicains souvent irréconciliables avec le régime, même quand celui-ci se libéralise, les élites orléanistes freinent les investissements publics et n’acceptent la politique sociale qu’au prix d’un retour à l’orthodoxie financière, la politique étrangère devient brouillonne dans les années 1860 et ne garantit au final ni l’ordre européen ni la sécurité de la France qui s’abîme dans le désastre de 1870.

Éric Anceau nous montre à la fois la fermeté des lignes directrices de Louis-Napoléon Bonaparte, en qui il voit le vrai créateur du bonapartisme, et les prudences, qui vont parfois jusqu’à l’hésitation ou l’incohérence, dans la mise en œuvre. On a l’impression que la volonté politique se perd parfois dans les sables, sauf en quelques domaines (notamment, la politique économique et urbaine). Le projet est souvent étonnamment moderne, mais en même temps que des lignes de force de la politique française d’après 1958, on peut voir l’esquisse des limites politiques du gaullisme, qui ressemble fortement à l’idéologie bonapartiste.

La volonté de synthèse du pouvoir rend difficile l’expression d’un véritable pluralisme politique : les transactions se font en amont de la décision, dans les coulisses en somme, dans l’écoute directe de l’opinion (difficile à saisir), dans la quête du soutien des experts et des milieux dirigeants ; la concentration du pouvoir rend le pays extraordinairement vulnérable aux éventuelles défaillances du souverain (ce que montre bien la politique extérieure et les valses-hésitations quant à la politique à tenir après la victoire de la Prusse à Sadowa, en 1866, qui écrase l’Autriche et dont les conséquences seront lourdes pour le pays). Le « centrisme autoritaire » (Frédéric Bluche) du bonapartisme risque toujours de le conduire à l’immobilisme, quand bien même il se veut réformateur et surtout modernisateur ; il semble ne pouvoir fonctionner qu’à demi-régime (ce qui en soit n’est pas grave, le compromis étant après tout un des traits essentiels de la politique moderne), et encore faut-il que les gouvernants aient au départ de fermes perspectives. Philippe Séguin, dans son plaidoyer Louis-Napoléon le Grand avait défini la politique comme une lutte contre l’impuissance. Il semble que ce soit particulièrement vrai dans le cadre du bonapartisme – et sans doute dans celui d’un régime marqué par le gaullisme.
Vouloir tout faire à la fois, satisfaire toutes les requêtes, rechercher obstinément le consensus : cela est louable dans le souci d’incarner la nation toute entière ; mais le prix à payer est souvent celui de la lisibilité politique. Le tiraillement entre les requêtes de l’identité (ce que l’on veut incarner) et celles de l’action (ce que l’on veut faire en priorité) apparaît ici à nu…

4 commentaires:

Anonyme a dit…

les historiens ont tendance à oublier que gouvernant ou pas, les hommes sont fait avec leurs faiblesses. Pour Napoléon III, ses hésitations probablement le tiraillement entre réalisme politique pour défendre la France et ses interets, et idéalisme probablement hérité de sa jeunesse tumultueuse surtout en Italie explique somme toute assez bien les revirements. Les républicains et leurs descendances oublis aussi un peu vite que 1870 est leur fait, en cela qu'il ont refusé la modernisation et le service militaire. Une réforme proposé en 1868 si je me souviens bien. Faire reposer la chute sur les ambivalences politiques de l'empereur, et démontrer le caractère fragile du régime par sa chute semble un peu léger. Tous les royaumes et les empires défaits ont subis des bouleversements après leurs défaites. Après que l'empereur n'ait réussi à imposer une réforme permet 2 lectures, un souverain "éclairé" ou alors un faible. Un faible aurait-il pris le pouvoir en décembre?

Ana Bee a dit…

Certes il a pris le pouvoir en décembre. Un homme politique peut après tout être un excellent candidat (l'actualité récente nous en donne à voir), un fin stratège en l'occurence, habile en 1848, et profitant des circonstances favorables en 1851, se présentant comme l'homme "fort" pouvant faire oublier les inquiétudes diverses... et se révéler étouffé dans ses ambitions, englué, enserré par l'appareil d'Etat, incapable donc d'imposer ses projets aux autres personnalités importantes du régime... bloqué par son Makhzen à lui, il s'est donc montré faible -comme tant d'autres après lui-

Anonyme a dit…

L'inconsistance pathétique du message présidentiel

Au-delà de la confirmation de François Fillon comme premier ministre, l'allocution du Président de la République du 31 décembre n'a rien apporté de fondamental.
La crise est là, avec ses incontournables conséquences sur l'emploi, la pauvreté, la baisse du niveau de vie, l'insécurité professionnelle et l'incohésion sociale.
Nicolas Sarkozy confirme qu'il est de son devoir d'agir. On ne peut pas moins attendre du chef de l'État qui a le pouvoir légitime de changer les choses.

Comment ?
La présente crise financière puis économique et sociale est une opportunité. La critique de Nicolas Sarkozy relative aux dérives du capitalisme est pertinente. D'autres l'ont fait aussi. Mais certains, notamment les gaullistes de conviction, ont déjà, depuis bien longtemps, porté l'estocade à ce capitalisme ultralibéral. Ainsi, ces gaullistes authentiques qui assument l'œuvre inachevée du Général, proposent une approche différente du capitalisme. Elle permettrait de développer, dans le cadre d'un réel patriotisme financier, une économie libre et responsable, donnant aux salariés tous les droits de leur implication dans l'entreprise. La participation gaullienne qui peut déboucher sur la mise en copropriété des entreprises par l'accès à l'actionnariat salarié, aurait dû être le chantier fondamental de cette législature. Mais Nicolas Sarkozy en a décidé autrement.
Affirmer, "de cette crise va naître un nouveau monde", et confirmer que les réformes initiées bien avant seront menées à terme, c'est admettre que les mêmes remèdes répondent à des diagnostics différents. Comprenne qui pourra.

Il en est de même pour l'Europe.
Nous faire croire que la présidence française de ces six derniers mois a donné naissance à une nouvelle orientation de la construction européenne est un leurre. Nicolas Sarkozy a fixé un objectif : le 2 avril à Londres, le prochain sommet européen nous promet des changements significatifs. Soyons bons joueurs ! Attendons.

Et l'indépendance de l'Europe qu'il dit promouvoir ?
Ce n'est certainement pas en cautionnant la politique américaine en Afghanistan ni en décrétant la réintégration de nos forces militaires dans l'OTAN que la voie est tracée. Ce n'est pas non plus en proposant au peuple Irlandais de s'exprimer, une fois encore, sur le traité de Lisbonne jusqu'à que "Oui" s'en suive qu'il donne à l'Europe l'onction démocratique qui lui manque tant.
Alors que dans toutes les sensibilités politiques des femmes et des hommes se réfèrent de plus en plus souvent au général de Gaulle, et aux valeurs qu'il incarne encore près de 40 ans après sa disparition, Nicolas Sarkozy tourne le dos à l'héritage du général de Gaulle.
Certes, beaucoup affirment ne pas savoir ce qu'aurait dit le Général face aux problèmes de ce 21e siècle. Mais tous savent ce qu'il n'aurait jamais accepté : l'allégeance de la France à une puissance étrangère, quelle qu'elle soit, même amie, ni même une Europe intégrée qui débouche à terme sur la disparition des États-Nations.

Alain Kerhervé – www.gaullisme.fr

Loïc Prido a dit…

Votre article est très intéressant mais lorsque vous évoquez les comparaisons entre le bonapartisme et le gaullisme, vous ne mentionnez pas l'ouvrage de Francis Choisel Bonapartisme et gaullisme, ce qui est un peu dommage.