Dans un texte sur 1968, j’évoquais l’autre jour le livre de Raymond Aron, La Révolution introuvable, livre d’entretiens avec Alain Duhamel, écrit-parlé à chaud, publié en 1968. Il s’y trouvait au passage (on trouve toujours de tout chez ce diable d’homme libre qu’était Raymond Aron), une petite pique sur le gaullisme, en tant que système politique issu de la constitution de 1958 et de la réforme de 1962 : « Le gaullisme a considérablement renforcé les défauts structurels de la société française. La centralisation bureaucratique ne date pas de 1958, mais cette centralisation a encore été renforcée par, d’abord par la réduction au minimum du rôle du Parlement. Les parlementaires jouaient un rôle d’intermédiaire entre leurs électeurs, les circonscriptions et l’administration, le Pouvoir. Probablement les parlementaires remplissaient-ils une fonction méconnue et utile. En deuxième lieu, le pouvoir gaulliste a choisi très souvent ses ministres parmi les fonctionnaires qui ont adopté un style d’autorité typique de fonctionnaires, souvent hommes très remarquables, mais non pas hommes politiques. (…) Le général de Gaulle se déclare investi par le mandat populaire de la suprême légitimité, il a interprété la Constitution de manière telle que son Premier ministre soit l’expression de sa politique, que, par conséquent, il ne se présente pas en arbitre entre les partis, mais tienne le rôle d’un véritable chef de l’Exécutif. (…) Dernière remarque. La contestation générale de l’autorité tient pour une part à la psychologie nationale, elle représente la contre-partie de la répression hiérarchique et autoritaire, qui semble venir du fond des âges et qui prend de nouvelles formes dans la société moderne, sans disparaître pour autant. » (Raymond Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Paris, Quarto Gallimard, 2005, p. 674-5). Centralisation, bureaucratisation du pouvoir, mentalité française contestataire : tout cela contribuait à créer un fossé.
Aron n’est d’ailleurs pas entièrement pessimiste dans cet ouvrage : influencé par la théorie wébérienne de la bureaucratie, il y voit encore dans les fonctionnaires l’expression d’une rationalité qui méconnaîtrait les contraintes de l’opinion. Or la confusion entre administration et politique n’est pas seulement un affaiblissement de la rationalité par rapport à la pression de l’opinion. Elle était grosse aussi, comme on ne pouvait pas encore le voir dans les années 1960, d’une incapacité à faire des choix. Il pouvait également estimer qu’une certaine décentralisation pourrait ré-ancrer la politique dans le pays, recréer des intermédiaires : c’était compter sans le cumul des mandats dont nous ne sommes pas parvenus à nous débarrasser, et sans le maintien d’une dépendance financière des collectivités locales par rapport à l’Etat, faute de décentralisation fiscale. En retour, cette décentralisation a peut-être aussi eu pour effet, alliée au scrutin d’arrondissement, de renforcer le conservatisme des députés, comme on l’a vu dans l’affaire de la réforme de la carte judiciaire. Et nous apercevons là à une autre difficulté, qu’Aron pouvait déjà toucher du doigt dans l’enseignement supérieur français (qu’il critiquait beaucoup), et qui est devenue beaucoup plus forte aujourd'hui : l’État modernisateur des années 1946 (premier plan Monnet) jusqu’à la fin des années 1960 est depuis les années 1980 à la traîne par rapport à la société, incapable qu'il est de se moderniser lui-même. La crise de l’État, qui est devenue celle du régime, gît dans ce retournement.
Les ministres et les membres de leurs cabinets, quelles que soient leurs orientations politiques, le vivent eux-mêmes, quand ils se débattent au sein de la technostructure de leur ministère. C’est un microcosme qui ouvre sur un part inquiétante de la réalité nationale. Je dois avouer ici un fort moment d’angoisse, vécu l'autre jour en relisant pour le plaisir le début de l’œuvre magistrale de François Furet, La Révolution de Turgot à Jules Ferry, 1770-1880 (parue en 1988, réédition dans La Révolution française, Paris, Quarto Gallimard, 2007). L’historien y décrit la situation de la noblesse au XVIIIème siècle, en panne de vocation politique depuis l’installation de la monarchie absolue. Trois voies pouvait s’ouvrir à elle, trois devenirs : celui d’une noblesse « polonaise » opposante et nostalgique ; celui d’une noblesse « prussienne » associée au despotisme éclairé, sauvegardant son assise foncière mais participant à la construction de l’État ; celui enfin d’une noblesse « anglaise », « aristocratie parlementaire d’une classe politique plus vaste où l’argent donne un libre accès » (p. 233). Mais l’État ne lui a offert aucune de ses voies, il l’a dominé en s’y imbriquant et en l’épousant en quelque sorte, l’anoblissement et la vénalité des offices l’impliquant dans la gestion de ce groupe et dans ses querelles internes. « De là, écrit François Furet, cette manie française du « rang » qui se répercute du haut en bas de la société, et où se trouve sans doute, par réaction, une des grandes sources de l’égalitarisme révolutionnaire. Sous l’Ancien Régime, l’État devient inséparable de ce nœud de passions et d’intérêts, puisque c’est lui qui distribue les rangs, bien trop parcimonieusement pour une société en expansion » (p. 232). C’est en son sein même que naissent blocages et contestations. « Là se noue la crise à la fois sociale et politique du XVIIIème siècle français, où trouve sa source une partie de la Révolution et de ses prolongements au XIXème siècle. Ni le roi de France ni la noblesse ne proposent de politique qui puisse rassembler État et société dirigeante autour d’un minimum de consensus : l’action royale oscille de ce fait entre despotisme et capitulation. » (p. 234.)
Mélange d’égalitarisme et de défense des avantages acquis, d’aspiration démocratique et de repli sur soi, impuissance de l’État trop impliqué dans la société pour pouvoir imposer une ligne directrice, pour pouvoir même la penser clairement… si on remplace la noblesse par la société française de ce début du XXIème siècle, l’analogie devient troublante.
Inventorier les contraintes fait toujours naître en nous un sentiment d’impuissance. On peut toujours penser que la prise du conscience d’un problème est le début d’une marche vers la solution – c’est ce que se disait Tocqueville après avoir écrit L’Ancien Régime et la révolution, livre qui pouvait incliner au pessimisme. Je crois surtout qu’il faut saisir « l’épaisseur » des choses, de la réalité, de ce qui nous résiste, pour nous dégager du mythe consulaire, qui date de 1799 : un homme surgit, qui en quelques années règle tous les dossiers chauds, tranche, réorganise. Ce n’est plus cela qu’il faut attendre. C’est se demander si droite et gauche rament dans le bon sens qui est la vraie, la seule vraie question.
Aron n’est d’ailleurs pas entièrement pessimiste dans cet ouvrage : influencé par la théorie wébérienne de la bureaucratie, il y voit encore dans les fonctionnaires l’expression d’une rationalité qui méconnaîtrait les contraintes de l’opinion. Or la confusion entre administration et politique n’est pas seulement un affaiblissement de la rationalité par rapport à la pression de l’opinion. Elle était grosse aussi, comme on ne pouvait pas encore le voir dans les années 1960, d’une incapacité à faire des choix. Il pouvait également estimer qu’une certaine décentralisation pourrait ré-ancrer la politique dans le pays, recréer des intermédiaires : c’était compter sans le cumul des mandats dont nous ne sommes pas parvenus à nous débarrasser, et sans le maintien d’une dépendance financière des collectivités locales par rapport à l’Etat, faute de décentralisation fiscale. En retour, cette décentralisation a peut-être aussi eu pour effet, alliée au scrutin d’arrondissement, de renforcer le conservatisme des députés, comme on l’a vu dans l’affaire de la réforme de la carte judiciaire. Et nous apercevons là à une autre difficulté, qu’Aron pouvait déjà toucher du doigt dans l’enseignement supérieur français (qu’il critiquait beaucoup), et qui est devenue beaucoup plus forte aujourd'hui : l’État modernisateur des années 1946 (premier plan Monnet) jusqu’à la fin des années 1960 est depuis les années 1980 à la traîne par rapport à la société, incapable qu'il est de se moderniser lui-même. La crise de l’État, qui est devenue celle du régime, gît dans ce retournement.
Les ministres et les membres de leurs cabinets, quelles que soient leurs orientations politiques, le vivent eux-mêmes, quand ils se débattent au sein de la technostructure de leur ministère. C’est un microcosme qui ouvre sur un part inquiétante de la réalité nationale. Je dois avouer ici un fort moment d’angoisse, vécu l'autre jour en relisant pour le plaisir le début de l’œuvre magistrale de François Furet, La Révolution de Turgot à Jules Ferry, 1770-1880 (parue en 1988, réédition dans La Révolution française, Paris, Quarto Gallimard, 2007). L’historien y décrit la situation de la noblesse au XVIIIème siècle, en panne de vocation politique depuis l’installation de la monarchie absolue. Trois voies pouvait s’ouvrir à elle, trois devenirs : celui d’une noblesse « polonaise » opposante et nostalgique ; celui d’une noblesse « prussienne » associée au despotisme éclairé, sauvegardant son assise foncière mais participant à la construction de l’État ; celui enfin d’une noblesse « anglaise », « aristocratie parlementaire d’une classe politique plus vaste où l’argent donne un libre accès » (p. 233). Mais l’État ne lui a offert aucune de ses voies, il l’a dominé en s’y imbriquant et en l’épousant en quelque sorte, l’anoblissement et la vénalité des offices l’impliquant dans la gestion de ce groupe et dans ses querelles internes. « De là, écrit François Furet, cette manie française du « rang » qui se répercute du haut en bas de la société, et où se trouve sans doute, par réaction, une des grandes sources de l’égalitarisme révolutionnaire. Sous l’Ancien Régime, l’État devient inséparable de ce nœud de passions et d’intérêts, puisque c’est lui qui distribue les rangs, bien trop parcimonieusement pour une société en expansion » (p. 232). C’est en son sein même que naissent blocages et contestations. « Là se noue la crise à la fois sociale et politique du XVIIIème siècle français, où trouve sa source une partie de la Révolution et de ses prolongements au XIXème siècle. Ni le roi de France ni la noblesse ne proposent de politique qui puisse rassembler État et société dirigeante autour d’un minimum de consensus : l’action royale oscille de ce fait entre despotisme et capitulation. » (p. 234.)
Mélange d’égalitarisme et de défense des avantages acquis, d’aspiration démocratique et de repli sur soi, impuissance de l’État trop impliqué dans la société pour pouvoir imposer une ligne directrice, pour pouvoir même la penser clairement… si on remplace la noblesse par la société française de ce début du XXIème siècle, l’analogie devient troublante.
Inventorier les contraintes fait toujours naître en nous un sentiment d’impuissance. On peut toujours penser que la prise du conscience d’un problème est le début d’une marche vers la solution – c’est ce que se disait Tocqueville après avoir écrit L’Ancien Régime et la révolution, livre qui pouvait incliner au pessimisme. Je crois surtout qu’il faut saisir « l’épaisseur » des choses, de la réalité, de ce qui nous résiste, pour nous dégager du mythe consulaire, qui date de 1799 : un homme surgit, qui en quelques années règle tous les dossiers chauds, tranche, réorganise. Ce n’est plus cela qu’il faut attendre. C’est se demander si droite et gauche rament dans le bon sens qui est la vraie, la seule vraie question.
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