L’immobilisme, certes. Tout le monde l’a perçu. On voit bien, à lire l’ouvrage de Bruno Le Maire, qui fut son directeur de cabinet (Des Hommes d’État, Paris, Grasset, 2007), que le pari perdu de Dominique de Villepin était de secouer l’inertie française – on y lit aussi l’extraordinaire isolement des élites françaises… Cet immobilisme, j’aurais tendance à le dater de 1988. Jusque là, tous les gouvernements de la cinquième république ont fait des réformes, bonnes ou mauvaises, conservatrices (d’adaptation) ou radicales (pour faire prévaloir des principes), et se sont davantage donné des objectifs que des excuses. Économiquement, l’échec socialiste de 1981-1982 a débouché sur une adaptation de la politique de la gauche sans adaptation idéologique correspondante : c’est sans doute la partie la plus difficile à gérer de l’héritage de François Mitterrand, homme de culture peu sensible à la force des idées. La première cohabitation (1986-1988) a révélé à la droite la difficulté politique de mettre en œuvre des réformes libérales. En 1988, sont face à face deux hommes dotés d’une solide dose d’opportunisme, François Mitterrand et Jacques Chirac, et le plus stratège des deux l’emporte. Sur le tapis, les deux plus grandes familles politiques françaises, la socialiste et la gaulliste, qui ont toutes les deux raté leur mue politique, et se montrent incapables d’élaborer un projet réaliste, à hauteur de la nation, ni plus haut ni plus bas, qui permettrait à la Cinquième République de cesser d’être le règne de la bureaucratie et d’une technocratie d’inexperts, s’estimant une fois pour toute compétents sur le seul critère de l’excellence scolaire. Le règne des hauts fonctionnaires, étendu au monde des grandes entreprises, la peur qui gagne des politiques incapables de convaincre l’électeur et qui tentent pathétiquement de l’acheter, expliquent en grande partie le dérapage des finances publiques et le développement d’un capitalisme « à la française » dont on cherche à éradiquer le risque…
Est-on sorti de cela en 2007 ? Une fois le diagnostic posé – et on voit qu’il est plutôt noir – il convient d’être prudent. La démagogie, écrivait Charles Péguy, repose sur l’exploitation de l’idée de miracle : l’analyse donc doit l’écarter, ce qui la rend, d’ailleurs, plus indulgente pour nos dirigeants. Le « choc de confiance » n’a pas eu lieu, la stratégie élyséenne fait le grand écart entre réformes courageuses et procrastination, mi par calcul, mi du fait de la désorganisation du travail gouvernemental. L’ « ouverture » a des parfums de 1988… J’ai parfois l’impression que Nicolas Sarkozy en 2007-2008, c’est un peu un Jacques Chirac qui aurait gagné en 1988, avec encore toute son énergie, avec peut-être plus de sens stratégique, plus de capacité à « sentir » l’opinion, mais avec la même imprévisibilité. Il n’est pas étonnant que « l’homme qui ne s’aimait pas » (Éric Zemmour) ait eu avec l’actuel président des rapports difficiles. Bien sûr, on me dira que Jacques Chirac était plus « gaulliste » dans son rapport avec les États-Unis, et c’est exact.
Il reste encore bien des questions en suspens… Quand un leader bouleverse le paysage politique, c’est que, comme Margaret Thatcher, il réussit aussi à obliger son opposition à se transformer. Novembre le dira, mais je n’ai pas l’impression que le Parti socialiste en prenne le chemin. Le paquebot France est-il en train de tourner lentement, le cocotier est-il vraiment en train d’être secoué, ou notre système étatico-mou est-il en train d’imposer son inertie ?
Il faut assumer cette interrogation, d’abord parce que c’est la condition historique par excellence. Il faut l’assumer avec inquiétude, avec vigilance, surtout (on me passera cela) si l’on aime son pays. Il faut aussi garder à l’esprit les potentialités de cette société française si difficile à gouverner, inventive, imprévisible elle aussi, qui génère presque toute seule de la douceur de vivre. Et cette histoire faite de périodes de stagnation et d’autres où la modernisation est rapide. N’oublions pas non plus le rôle de la contrainte, quand on en prend conscience : on commence à dire enfin que les caisses sont vides, et à saisir que les mesures non financées sont désastreuses… La vérité a une vertu politique, peut-être faut-il le rappeler aux nostalgiques des grands mythes…
Le fait de voir arriver chaque année des étudiants me vaccine personnellement contre la déprime ambiante – aussi le fait de regarder le monde qui bouge. Il y a une histoire de la construction, des choses qui avancent, il y a une histoire de la navigation par gros temps, des cailloux poussés toujours un peu plus loin, une histoire ou chacun d’entre nous peut avoir le sentiment de s’échiner pour rien quand les choses avancent collectivement. L’apôtre Paul disait prêcher « à temps et à contretemps » et je crois qu’on peut séculariser le propos.