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vendredi 31 mai 2013

Sur Georges Pompidou

 Je place pour une fois sur ce blog un texte académique, prononcé au colloque sur les élections de 1969. C'est que la figure de Georges Pompidou continue à me fasciner, ce "gaulliste non-gaulliste", ce libéral sensible au rôle de l'Etat, ce personnage cultivé sensible à la solitude du pouvoir.



Pompidolisme et gaullisme

Pompidolisme et gaullisme… Les noms en « isme » sont le pain quotidien de l’historien des idées et posent toujours le même problème : s’agit-il de systèmes cohérents ou d’un corpus de principes pas forcément organisés ni fixe qui guideraient l’action politique ? Quand ils sont forgés à partir d’un nom propre, le problème est encore plus fort, et quand ce nom propre est celui d’un leader politique, la difficulté augmente : confrontés à l’action et à ses contraintes, les politiques doivent faire preuve de pragmatisme, contourner, négocier. Dans Le fil de l’épée, publié en 1932, Charles Gaulle lui-même écrit que le politique « gagne le but par les couverts[1] ».

Pour résoudre ce problème, on peut se placer pour commencer dans la logique d’une « épistémologie politique » individuelle. Une expression bien compliquée pour expliquer qu’il faut partir de la manière dont Charles de Gaulle et Georges Pompidou voient l’action politique, et la société sur laquelle elle s’exerce. Nous laisserons donc de côté ici l’étude des soutiens et des mouvements, qui serait pourtant décisive, pour nous concentrer sur cet enjeu initial. Notre pari est qu’il demeure éclairant, quand bien même il n’épuise pas, et de loin, la question.

Charles de Gaulle a beaucoup plus écrit que Georges Pompidou. Pourtant, les textes de ce dernier sont d’une densité remarquable, et nous fournissent une matière suffisante. Le corpus pompidolien a été renforcé par la publication récente des Lettres, notes et portraits qui permettent d’éclairer beaucoup de point délicats[2]. Mais, outre ses mémoires esquissés parus en 1982, on disposait déjà avec l’ouvrage, lui aussi inachevé, paru en 1974, Le nœud gordien[3], d’un exposé plus systématique des conceptions pompidoliennes.

Bref, nous  aborderons la pensée pompidolienne en la comparant avec la pensée gaullienne, pour nourrir à nouveau le débat sur pompidolisme et gaullisme. Il y a à cette restriction une autre justification : le néologisme de pompidolisme, qui surgit alors que Georges Pompidou est candidat à la magistrature suprême, n’a pas été durable, et la question de savoir si Georges Pompidou enterre ou sauve le gaullisme comme courant politique tourne beaucoup autour de la question de la fidélité ou pas de l’ancien premier ministre aux grandes intuitions du Général.

Nous mènerons cette démarche autour de la question du pouvoir et de celle de la société, avant de conclure sur la question clef du destin national.

Les deux hommes ont beaucoup réfléchi à ce qu’était le pouvoir, l’un avant de l’exercer (c’est l’objet, en partie, du Fil de l’épée), l’autre en observant d’abord Charles de Gaulle comme conseiller et spectateur privilégié, puis en l’exerçant, en particulier à partir de la seconde moitié de 1958, quand il joue son premier grand rôle, celui de directeur de cabinet du Général à Matignon.

 Une différence marquée entre les deux hommes est que cette réflexion a pris d’abord chez Charles de Gaulle un tour personnel. Lors d’une entrevue avec André Malraux et Georges Pompidou qui viennent de lire, avant publication, le premier volume de ses mémoires, le second exprime le regret que le Général soit resté muet sur les origines de sa vocation. Quand a-t-il commencé à penser qu’il devait assumer le destin national ? « Depuis toujours ». Telle est le cœur de la réponse du grand homme. Cela a tant marqué Georges Pompidou que ce propos gaullien est cité dans les deux portraits qu’il consacre à de Gaulle, celui de 1958 et celui de 1973, qui figurent dans les Lettres, notes et portraits.

Cette « foi » (le mot est employé par Georges Pompidou) de de Gaulle dans sa vocation, dans l’idée qu’il est appelé à jouer un grand rôle est sans doute la différence majeure entre les deux hommes. Attestée par bien d’autres sources, comme les Lettres notes et carnets, elle est au cœur de l’entreprise du Fil de l’épée. Quand de Gaulle inventorie les sources du prestige dont le chef ne peut se passer, surtout dans la société moderne, c’est à lui et à son destin qu’il pense. Cela donne tout le sens à la formule suivante : « on ne fait rien de grand sans de grands hommes, et ceux-ci le sont pour l’avoir voulu[4]. »
Ces sources sont au nombre de trois : « réserve, caractère, grandeur[5] ». Le mystère doit entourer le chef, celui-ci doit être apte à prendre tous les risques de la décision, et il doit fixer à ceux qu’il veut entraîner des buts élevés.  Il y a donc un personnage à construire pour être à la hauteur d’un grand destin. Cette construction du personnage est centrale chez de Gaulle, elle explique la solitude qu’il revendique[6].

Georges Pompidou, et c’est pour cela qu’il a pu être l’homme de la transition, s’est mis à l’école de Charles de Gaulle pour les deuxièmes et troisièmes sources, et a laissé de côté la première. Non pas qu’il n’ait pas su garder ses distances ; ce qu’il n’a pas repris à son compte, c’est l’aura de mystère, la construction d’un personnage solitaire et inaccessible dans laquelle de Gaulle s’est très vite engagé. Sans la condamner tout d’abord chez le général. Il en est bien plutôt, jusqu’à la prise de distance de la fin des années 1960, le spectateur fasciné.

Dans le portrait de 1958, Georges Pompidou met en avant deux caractéristiques essentielles du Général : la « foi en sa mission » d’une part, le « réalisme et la profondeur de son génie » d’autre part, et s’émerveille que ces deux traits s’harmonisent et ne se contrarient pas. Il s’étonne de la première caractéristique, et admire profondément la seconde, en invoquant le « génie propre (de Charles de Gaulle), qui lui donne sur les événements une vue plus profonde, plus synthétique, plus lointaine qu'à aucun des hommes qu’il m’a été donné d’approcher[7] ». In fine, il note aussi l’insensibilité aux motifs bas, mesquins ou médiocres.

C’est l’intelligence, l’élévation de Charles de Gaulle et sa capacité de décision qui ont conquis Georges Pompidou. Les deux hommes partagent un remarquable esprit de synthèse – l’esprit de synthèse est sans doute la ressource principale du caméléon intellectuel qu’est Georges Pompidou, et qui fit vite de lui une indispensable compétence. Ils savent voir large et haut à partir d’un problème précis. Dans le portrait de 1973, Pompidou, président de la République, précise les choses, et ici l’amertume n’a aucune part :

« Intellectuellement, il m’a révélé à moi-même. (…) Il m’a donné ce que je n’avais pas, le goût de l’action, il m’a révélé à moi-même mes propres possibilités, il m’a appris à élever systématiquement le débat, et, surtout, à ne pas céder à la facilité[8]. »

On est là au cœur de la continuité entre les deux hommes, comme héritage reçu et mis en pratique. Deux hommes aptes à dégager les enjeux et à trancher, et habités par l’idée de la grandeur, pour reprendre le terme par lequel Maurice Vaïsse a choisi de désigner la politique extérieure gaullienne. La discontinuité se situe dans la conception du dirigeant – je le redis, elle n’est pas d’abord conflictuelle, mais elle ne peut que le devenir au fur et à mesure que Georges Pompidou s’affirme, dans le schéma classique des relations entre un responsable et son héritier présomptif.

Blessé par les circonstances de sa démission en 1968 (ce qu’il n’avoue pas) et par le défaut de soutien du Général au moment de la pénible affaire Markovic, le Georges Pompidou de 1973 revient sur le mépris (plus affecté que réel, précise-t-il) où le général de Gaulle tenait ses contemporains. Explicitement, il lie ceci à l’attitude du président envers sa femme au moment de l’affaire.

« Soyez dur, Pompidou », me disait-il… La solitude et la relative inhumanité liée à la construction volontaire d’une personnalité de leader, de Gaulle l’avait très tôt assumée. Citons encore une fois Le fil de l’épée : « L’homme d’action ne se conçoit guère sans une forte dose d’égoïsme, d’orgueil, de dureté, de ruse[9] ». C’est tout cela qui fit douter de la foi chrétienne de Charles de Gaulle – et Pompidou se pose d’ailleurs aussi la question, tout en y donnant au final une réponse plutôt affirmative.
Rien n’est plus différent de l’optique de Charles de Gaulle que la manière dont Georges Pompidou dans Le nœud gordien profile les dirigeants dont le pays aura besoin. Il ne voue pas un culte aux technocrates, mais il ne se replie pas sur la figure gaullienne du chef :

« Je soutiendrais volontiers qu’exiger des dirigeants du pays qu’ils sortent de l’E.N.A. ou de Polytechnique est une attitude réactionnaire qui correspond exactement à l’attitude du pouvoir royal à la fin de l’Ancien Régime exigeant des officiers un certain nombre de quartiers de noblesse. La République doit être celle des « politiques » au sens vrai du terme, de ceux pour qui les problèmes humains l’emportent sur tous les autres, ceux qui ont de ces problèmes une connaissance concrète, née du contact avec les hommes, non d’une analyse abstraite ou pseudo-scientifique de l’homme[10]. »

Charles de Gaulle a toujours voulu s’inscrire dans l’Histoire. Pas Georges Pompidou. Ses lettres de jeunesse montrent un formidable désir de vivre, dans lequel la politique est au même rang que l’amour, la littérature ou la réussite matérielle. Converti à l’action publique, devenu président, il écrit dans ses mémoires inachevés qu’il ne souhaite pas que les manuels d’histoire parlent de lui, parce que quand on ne parle pas des dirigeants, c’est que les peuples sont heureux.

La grandeur nationale est couplée pour lui avec le bonheur des citoyens. Elle n’est plus, à la fin de sa vie, le ressort qui, comme dans les Mémoires de guerre du général, permettrait aux Français de surmonter leurs divisions chroniques. Comme il l’écrit dans une lettre à Philippe de Saint Robert, le 9 mars 1973, « le rêve est l’apanage des dirigeants[11] », et la grandeur nationale ne rassemble plus à elle seule.

Dans Le nœud gordien, le dirigeant doit être proche des besoins des citoyens : « C’est en fréquentant les hommes, en mesurant leurs difficultés, leurs souffrances, leurs désirs et leurs besoins immédiats, tels qu’ils les ressentent ou tels parfois qu’il faut leur apprendre à les discerner, qu’on se rend capable de gouverner, c’est-à-dire, effectivement, d’assurer à un peuple le maximum de bonheur compatible avec les possibilités nationales et la conjoncture extérieure[12]. »

Le rapport même à la solitude du pouvoir est donc profondément différent chez les deux hommes. On le saisit en maints endroits, en particulier dans cette lettre à François Mauriac du 12 janvier 1970 : « J’ai heureusement le don de l’obstination, mais je supporte mal la solitude qui s’empare d’un seul coup des chefs d’État [13]».

Et pourtant, comme on l’a dit et répété, Georges Pompidou est l’homme qui a garanti la continuité du régime, qui a sauvé l’essentiel de l’héritage du général de Gaulle, prévoyant et assumant la présidentialisation, et donnant à la Cinquième République une possibilité de durée qui n’apparaît comme évidente que rétrospectivement.

C’est qu’en ce qui concerne le rapport de l’État et de la société, les deux hommes convergent en venant de générations et de milieux idéologiques très différents. La conscience de cette différence s’exprime clairement dans une lettre à François Mauriac, écrite à l’occasion du 80ème anniversaire de l’écrivain : « Ce n’est pas le hasard qui vous a conduit du côté du général de Gaulle. Tous deux issus d’une bourgeoisie traditionnelle, pétris de votre passé, vous avez compris et parfois devancé le monde actuel. Vous êtes les véritables novateurs, les véritables jeunes et non pas tous ces bons esprits à peine adultes et qui sont déjà d’incurables conservateurs[14] ».

On sait que Charles de Gaulle, dès la Seconde guerre mondiale, a développé une vision de la société moderne qui doit beaucoup à la fois au catholicisme social et à la réflexion catholiques non conformiste des années 1930, selon laquelle la tendance à l’organisation qui caractérise l’ère des masses et la mécanisation peuvent broyer l’individu dans une société déshumanisée. Georges Pompidou, quant à lui, khâgneux et normalien, fils de socialiste, d’abord séduit par le pacifisme, commence alors qu’il se désenchante à trouver des fondamentaux politiques.  Le samedi 21 mars 1931, il écrit à son ami Robert Pujol : « Dans l’ensemble, nous sommes à la fin d’un monde tandis que je crois bien qu’il se prépare une nouvelle société, étatisée, mécanisée, américaine en un mot[15] ».

La conviction selon laquelle la modernisation économique risque d’aboutir à un pouvoir d’Etat fort et autoritaire, selon laquelle elle disqualifie le parlementarisme classique, qui est tout à fait dans le climat intellectuel des années 1930, est très explicite à partir des commencements de son engagement public. Il couple comme Charles de Gaulle l’inquiétude quant aux conséquences politiques de la modernisation ; rappelons que récemment, dans un livre de souvenirs et de réflexion, Robert Poujade a défini le projet gaulliste comme une volonté d’encadrer la modernisation. Avec une différence notoire : Charles de Gaulle croit davantage à la possiblité d’organiser la société que Georges Pompidou, qui ne semble pas avoir été touché par le projet de s’appuyer sur les « forces vives » de la nation. Il est tout à fait pertinent, me semble-t-il, d’inscrire Georges Pompidou dans la lignée si française du « libéralisme d’État ».

Il faut un État fort et un pouvoir fort ; ce pouvoir devra cependant rester respectueux des libertés démocratiques. D’où l’inquiétude de Georges Pompidou en 1947, et son scepticisme face à l’aventure du RPF. Dans une lettre à René Bouillet, l’ancien condisciple qui l’a introduit au cabinet de Charles de Gaulle à la Libération, et dont il sait la fibre démocrate-chrétienne, il dit à la fois sa conviction que le système peut s’effondrer, que le Général peut revenir au pouvoir, et son inquiétude quant à la suite : « Arrivera-t-il à garder ses distances entre le gouvernement sans autorité et le gouvernement de dictature personnelle. Arrivera-t-il à éliminer la camarilla ou, tout au moins, à la tenir à sa place ? (…) Je crois nécessaire, affirme Georges Pompidou, de tenir ma place dans le système pour faire entendre la voix du bon sens, du sérieux et de l’esprit démocratique[16]. »

La convergence entre les deux hommes se joue dans l’idée que la modernisation est fatale (et qu’il faut s’y engager résolument pour maintenir le rang de la France et la prospérité du pays), mais qu’elle s’accompagne d’une crise de civilisation. Le célèbre discours du 14 mai 1968 à l’Assemblée nationale, dont les analyses sont reprises dans Le nœud gordien, fait écho à sa manière aux analyses du Fil de l’épée et au discours de l’Albert Hall du 15 novembre 1941.

La société moderne se trouve pour Georges Pompidou travaillée par deux tendances : la diffusion de « l’anarchie dans les mœurs » et « l’accroissement illimité du pouvoir étatique ». Cette vision de l’anarchie, Georges Pompidou y est d’autant plus sensible qu’il l’a constaté dans son milieu d’origine, le milieu universitaire (au sens large) auquel il reste pourtant  fort attaché. Un texte de 1959 des Lettres, notes et témoignages consacré à l’Université croque au passage le monde de ceux qui « confondent le liberté et l’anarchie », et « hommes probes et austères », « se complaisent dans une sorte de dévergondage mental qu’ils prennent pour la liberté de l’esprit[17] ».

On comprend mieux le scepticisme de Georges Pompidou tant vis-à-vis des idées des gaullistes de gauche que de l’expression de « nouvelle société ». La formule par laquelle il définit l’art de gouverner place face à face l’État et une société éclatée : « Gouverner, c’est faire prévaloir sans cesse l’intérêt général contre les intérêts particuliers, alors que l’intérêt général est toujours difficile à définir et prête à discussion, tandis que l’intérêt particulier est ressenti comme une évidence et s’impose à chacun sans qu’il y ait place pour le doute[18]. »

C’est tout le sens de l’interrogation finale du Nœud gordien : il faut donc parvenir à « recréer un ordre social », mais « la question est de savoir si ce sera en imposant une discipline démocratique garante des libertés ou si quelque homme fort et casqué tirera l’épée comme Alexandre[19]. » D’où une interrogation sur les modalités et l’assouplissement éventuel de l’action de l’État, qui me paraît avoir été peu poursuivie après lui.

L’héritage pompidolien est celui d’un homme qui a observé de Gaulle, qui est, comme il le rappelle dans le second portrait, celui de 1973, un des hommes qui connaît le mieux le Général. Qui est admiratif de Charles de Gaulle, mais qui est très soucieux de son indépendance d’esprit, et sans doute estimé précisément pour cela, autant que par sa compétence, par le Général. Un gaulliste exempt du culte du chef, si on ose. Non trempé non plus dans les grands mythes originels, comme celui qui transporte la France à Londres le 18 juin 1940. Si la Seconde guerre mondiale reste pour lui, comme on lui a reproché de l’avoir dit, « le temps où les Français ne s’aimaient pas », c’est que cet homme qui n’a pas résisté sait bien que la réalité est plus complexe.

Et comment ne le saurait-il pas quand il peut saisir à quel point de Gaulle lui-même n’est pas dupe de son personnage ni des grandes simplifications qu’il peut juger nécessaire. En témoigne cette note du 28 mars 1951 :

« J’annonce, assez maladroitement, la mort du maréchal Pétain en disant « Pétain est mort ». « Oui, le Maréchal est mort », me répond-il. (…) J’ajoute : « En tout cas, c’est une affaire liquidée. – Non, c’est un grand drame historique, et un drame historique n’est jamais terminé[20]. » »

Pompidou est proche du général quand celui-ci relativise même l’épopée de la France Libre. Nous sommes en 1952 : « Le 15 mai me parle de l’Afrique du Nord et assez bien, me fait son topos sur la rapidité de la décadence. « Commencée depuis le milieu du XVIIIe siècle : depuis il n’y a eu que des sursauts. Le dernier a été la guerre de 14. La dernière fois j’ai bluffé et en bluffant j’ai pu écrire les dernières pages de l’histoire de France[21]. »

Dans la lettre à Philippe de Saint Robert déjà citée, Georges Pompidou considère que le pays ne s’est jamais vraiment remis de l’effondrement de 1940. Il a cependant tenté de concilier le maintien d’une politique de grandeur et l’accompagnement d’un inévitable désenchantement du gaullisme, à vrai dire commencé dès l’orée des années 1960. Il ne pouvait ainsi fonder un « pompidolisme », mais il a fait sans doute une œuvre plus durable, en faisant passer la Ve République d’un régime d’exception, lié à une personnalité exceptionnelle, à un régime installé, susceptible de connaître l’alternance.







[1] Charles de Gaulle, Le fil de l’épée, Paris, Flammarion, 1932, p. 148.
[2] Georges Pompidou, Lettres, notes et portraits. 1928-1974. Témoignage d’Alain Pompidou. Préface d’Éric Roussel, Paris, Robert Laffont, 2012.
[3] Georges Pompidou, Le nœud gordien, Paris, Plon, 1974 ; rééd. Flammarion, 1984.
[4] Le fil de l’épée, p. 183.
[5] Le fil de l’épée, p. 83.
[6] Cf. entre autres articles du même dictionnaire tournant autour de cette question le remarquable article « Moi » de Corinne Maier dans Claire Andrieu, Philippe Braud et Guillaume Piketty, Dictionnaire de Gaulle, Paris, Laffont, 2006.
[7] Lettres, notes et portraits, p. 283.
[8] Lettres, notes et témoignages, p. 479.
[9] Le fil de l’épée, p. 81.
[10] Le nœud gordien, p. 202.
[11] Lettres, notes et portraits, p. 491.
[12] Le nœud gordien, p. 203.
[13] Lettres, notes et portraits, p. 439.
[14] Lettre du 7 octobre 1965, Lettres, notes et portraits, p. 381.
[15] Lettres, notes et portraits, p. 141.
[16] Lettre du 7 juin 1947, Lettres, notes et portraits, p. 196.
[17] Lettres, notes et portraits, p. 292.
[18] Le nœud gordien, p. 57.
[19] Le nœud gordien, p. 205.
[20] Lettres, notes et portraits, p. 221-222.
[21] Note du 18 mai 1952, Lettres, notes et portraits, p. 234.

lundi 13 mai 2013

Du négatif en politique.


Depuis qu’il y a une opinion politique – et cela fait bien longtemps – la tentation est grande de souffler sur les braises, d’attiser les mécontentements, de surfer dessus pour parvenir au pouvoir. Mobiliser contre, la chose est relativement aisée. On agrège ainsi tous les sujets de mécontentements. Je me souviens d’une discussion au café, en 2005, avec un ami universitaire, en plein cœur de la campagne sur le traité constitutionnel. Cet homme de droite, à égale distance du libéralisme et du conservatisme, illustration de  ce catholicisme traditionnel qui a survécu aux assauts de «  l’év-angélisme » politique des années 1970 et 1980, militait pour le « non » et me disait à peu près ceci :

« Nous allons poser les bases d’un rassemblement politique du camp du « non ». Il nous faut plus de libéralisme à l’intérieur et plus de protectionnisme à l’extérieur, et remettre en chantier un nouvel ordre monétaire mondial. »

Mis en regard de la composition du camp du « non », ces espérances me semblaient irréalistes. Qu’y trouvions-nous alors ? Les troupes de la CGT, le parti communiste, la gauche sincère ou stratégico-stratégique du parti socialiste, qui affichaient une hostilité au libéralisme ; des tenants d’une laïcité de combat et des catholiques bouillants, qui ne se retrouvaient que dans l’hostilité à l’Islam ; des souverainistes qui se réclamaient de l’héritage gaulliste, des membres de l’extrême droite hostiles à toutes les formes de mondialisation ; quelques libéraux anti-keynésiens et quelques orphelins du « libéralisme d’État » à la française (dont mon interlocuteur) ; des démocrates sincères hostiles au côté technocratique de la construction européenne.

Parmi les électeurs, des citoyennes et des citoyens troublés par la complexité du traité, inquiets de son éventuelle irréversibilité,  déçus par les partis de gouvernement dont les dirigeants prônaient le « oui », gênés de ne pas avoir le choix entre deux projets (ce qui aurait été diplomatiquement impossible). Pas mal de dynamisme et de créativité (je me souviens du clip où l’on voyait une jeune mariée coiffée d’un bonnet phrygien, demandant pourquoi on lui demandait de dire « oui » alors qu’elle n’avait pas le droit de dire « non »).

Face à cela, un camp du « oui » se contentant de marteler que le « non » serait une catastrophe, sans mesurer le besoin de se désennuyer, de se changer les idées, de se défouler qui peut tarauder des électeurs et qu’ils attisaient involontairement. Un camp du « oui » (et j’en sais quelque chose, j’en étais) qui à force de se présenter comme celui de la responsabilité et de l’intelligence sans faire campagne sur le fond des choses se mettait bien des gens à dos. Un camp appuyé sur un secrétaire général du PS (François Hollande) ouvertement désavoué par une partie de ses troupes « nonistes » (Jean-Luc Mélenchon, Laurent Fabius), sur un président de la République arrivé à l’âge où l’on sait trop de choses pour avoir l’influx nécessaire à la lutte et un premier ministre carbonisé.
Un camp qui en outre devait accomplir la tâche la plus difficile : défendre ce qui existe, avec son lot d’imperfections, face à ceux qui pouvaint se dispenser de toute perspective réaliste et vendre des « plans B ».

J’interrogeai mon interlocuteur : au-delà de la victoire « noniste » qui était déjà largement prévisible, comment pouvait-on rassembler un camp sans leader, sans organisation stable, sans projet défini ? Au-delà du « formidable moment de démocratie » que l’on nous sert pour qualifier les moments où tout le monde se hurle à la face  et où les énormités volent bas, il était peu probable qu’on ait jamais l’occasion de célébrer rétrospectivement 2005 comme l’an I d’une nouvelle  ère de la politique nationale.  Mais mon collègue m’avait redit son optimisme. Il sentait bien qu’il allait gagner la première manche.

Je repense souvent à cette conversation pourtant peu mémorable, parce qu’elle illustre l’éternelle tentation de la politique du pire. Attiser les mécontentements, s’en faire le porte-parole, cela n’est pas simple, mais c’est faisable. Accroître les divisions de la nation, faire monter l’exaspération plus ou moins désintéressée des électeurs, cela peut être utile pour faire échouer un projet ou chuter un gouvernement. Auguste Comte le savait déjà : il faut moins d’énergie pour désorganiser que pour organiser. Si la politique du pire donne bien souvent le pire des résultats, c’est qu’au moment de profiter du désordre ainsi attisé, les Machiavels d’estrade mesurent leur solitude et la difficulté de faire adhérer à un projet précis la foule des mécontents. Tout le monde n’est pas le général de Gaulle après la crise du 13 mai 1958.

On les retrouve alors guettant des catastrophes, de grandes crises qui les dispenseraient d’avoir à s’immerger dans le négatif, des situations cataclysmiques qui valideraient d’un coup toutes les critiques qu’ils ont émises, et feraient d’eux des recours. Il est facile de leur jeter la pierre. Peut-être ont-ils raison de se confier ainsi à la fortune, qui sait ?

Mais dans le cours de la politique « normale », face à des problèmes qui sont souvent très prosaïques, face aux soins continuels que requièrent la sauvegarde d’une communauté nationale toujours au bord de l’éparpillement et glissant sur la pente douce d’un déclin relatif, l’énergie qu’ils mettent à souffler sur les braises me semble bien perdue pour le pays.

jeudi 1 septembre 2011

La rigueur pour l'Etat


En 1965, la France a pour la dernière fois à ce jour présenté un budget en équilibre. Cela avait été une bataille du ministre des finances, Valéry Giscard d'Estaing, qui avait, en s'appuyant sur Charles de Gaulle, fait pression sur le premier ministre Georges Pompidou.

Si Charles de Gaulle avait accepté et encouragé cela, ce n'était pas par orthodoxie libérale. Marqué par le catholicisme social, entouré de technocrates dont plusieurs venaient de l'aile la plus réformiste de la SFIO des années 1930, habité comme il l'était par l'idée que l'Etat était le garant et l'aile marchante de la souveraineté nationale, Charles de Gaulle était éloigné de toute idée d'Etat minimal.

Simplement, c'était un militaire. C'est pour cela d'ailleurs qu'il a toujours refuser d'endosser la paternité de la formule "l'intendance suivra". Les militaires savent que l'intendance est importante. Ils savent que la logistique est importante. Ils savent qu'il faut avoir les moyens de sa politique.

Dans sa jeunesse, Charles de Gaulle avait connu l'humiliante débâcle financière du Cartel des gauches, le gouvernement devant aller quémander à la banque Morgan les moyens de sa survie. Le redressement de la situation financière de l'Etat, en 1958 était une priorité non pas pour que l'Etat se soumette aux diktats de la finance, mais pour qu'il s'en affranchisse.

Je rappelle cela parce que je crois que nous n'avons rien à gagner à confondre le double problème du déficit et de l'endettement de l'Etat et le problème de l'impuissance de l'Etat. C'est la grande erreur des souverainistes ; si nous voulons un Etat qui puisse être efficace et se fixer des priorités, il faut que nous ayons un Etat bien géré.

C'est une exigence absolue : pas forcément l'équilibre, mais au moins un déficit contenu dans des bornes raisonnables. C'est le levier principal de l'action politique que nous sauverons ainsi. Nous sortons de quarante ans de dérive financière, entre la gauche qui augmente les dépenses et la droite qui baisse les impôts, avec quelques passages où les rôles se sont intervertis. Et on ne peut pas dire que durant cette période, où la moitié de la richesse produite par la nation revenait à la puissance publique, ait été celle des grandes ambitions politiques.

Dans la campagne présidentielle qui s'annonce, il appartient aux équipes des candidats majeurs de pouvoir donner un contenu concret au réexamen de la fiscalité et des dépenses publiques non pas contre, mais pour l'Etat. Et de tenir ferme là-dessus dans l'entre-deux-tours....


dimanche 8 novembre 2009

L'identité nationale se met-elle en débat ?


C’est peut-être une habitude d’historien que de rechercher comme un randonneur un point élevé d’où l’on puisse profiter d’une vraie vue panoramique. Voir le plus loin possible dans toutes les directions. Une autre habitude, inverse et complémentaire, est de chercher des angles originaux, de considérer un site-événement de tous les points de vue possibles. Ajoutons à cela nécessité méthodologique de comprendre avant de juger. Quête d’altitude, mobilité intérieure, défiance vis-à-vis du jugement moral : l’histoire nous entraîne, quand on commente la politique contemporaine, à nous contenter parfois de peu. Dès lors qu’une mesure, qu’une idée, trouve sa place dans le cours des choses, qu’elle édifie plus qu’elle ne détruit, on peut, quand bien même on ne l’approuve pas, la suivre avec attention et se garder de la condamner. Qui sait si elle n’est pas grosse de réalisations futures ?
Il y a pourtant parfois, dans la politique contemporaine, des objets insauvables. On peut les regarder d’aussi haut qu’on le souhaite, on peut prendre tout le recul chronologique possible (qui est l’altitude des historiens), on peut multiplier les points de vue et les approches. La mesure ou l’idée ne ressemblent à rien, et rien n’en sort qui puisse avoir une chance de trouver quelque consistance. Cette idée, cette décision s’épuisent au moment même où elles prennent chair.
Il en va ainsi, j’en ai peur, du débat sur l’identité nationale. Éric Besson peut se réjouir de voir cette idée approuvée par les sondages. La belle affaire ; on en reste à l’usage à court terme. La thématique de l’identité nationale, dans la campagne présidentielle, avait servi de chiffon rouge. La gauche s’était majoritairement indignée, et il avait dès lors suffit de « s’étonner » de cette indignation pour récupérer avec un minimum de risques politiques les électeurs du Front National. Ruse infâme ou de bonne guerre, on peut en discuter jusqu’à la fin des temps. Mais nous ne sommes plus en campagne, quand bien même celle des régionales est à l’arrière-plan de cette consultation. C’est bel et bien l’identité nationale que l’on choisit… de mettre en débat.
Du point de vue de la gauche, quand bien même Ségolène Royal tente de se démarquer, la mise en rapport de l’immigration et de l’identité nationale est grosse de repli xénophobe ; il me semble difficile d’écarter d’emblée cette inquiétude. Les centristes historiques penseront que ce type de débats est porteur de plus de divisions que d’union. Certains esprits philosophiques remarqueront que lorsqu’on s’interroge sur ce qu’on est, c’est qu’on ne sait plus guère où l’on va et surtout ce qu’on doit faire. Et la droite républicaine, vers l’électorat de laquelle (sans parler de celui de l’extrême droite) est tournée l’opération, peut-elle y trouver quelque chose ? En d’autres termes, l’initiative est-elle au moins « sauvable » du point de vue d’un nationalisme dont il resterait encore à déterminer s’il est d’exclusion ou de synthèse ? Après tout, c’est bien d’un nationalisme élargi que le gaullisme procède…
Même pas. Du très nationaliste Barrès au centriste républicain Poincaré, ferme patriote, tous ceux qui ont fait leurs gammes sur l’idée nationale sont d’accord sur ceci : la nation est un fait global, profond qui transcende largement l’opinion qu’on en a. Barrès, dont on sait l’anti-intellectualisme, aurait frémi à l’idée que l’on allait jeter l’identité nationale sur le forum, et la réduire ainsi à un certains nombre de principes. L’identité nationale devenu ce sur quoi les Français de 2009 vont se mettre d’accord, alors qu’en bons Français, ils ne sont pas d’accord sur grand-chose. L’identité nationale, comme s’il s’agissait de l’inventer, de la fonder. Comme s’il n’existait pas déjà un drapeau, un hymne, une histoire commune avec ses ombres, ses lumières et ses clairs-obscurs, comme s’il n’y avait pas ces paysages multiformes, ces désaccords mêmes, la fronde continuelle d’un Brassens, comme si le « cher et vieux pays » de de Gaulle n’existait plus. Comme si on n’avait pas passé tant de temps à combler, si même on y est parvenu, le hiatus entre la France traditionnelle et la France nouvelle issue de 1789, entre la mémoire du militantisme ouvrier et celle des riches heures de la République, comme si ce n’était pas mieux encore de n’y être jamais tout à fait parvenu ?
François Fillon a senti le péril, rappelant à l’Assemblée la diversité des convictions nationales, citant la célébrissime « certaine idée de la France » qui ouvre les mémoires du général de Gaulle. Mais cela ne l’a pas conduit, on s’en doute, à revenir sur le projet annoncé, tout au plus à le modérer.
La grande faiblesse du nationalisme français a été, depuis sa naissance comme mouvement politique au temps du général Boulanger et de l’affaire Dreyfus, de superposer deux discours : l’un appelait à l’union des Français et au respect du pays concret, l’autre voulait à toute force imposer une idée bien déterminée de la France et exclure par avance tous ceux dont on soupçonnait qu’ils s’y opposeraient. Prêchant l’union nationale et poussant le pays à s’entredéchirer, le nationalisme se tirait en permanence une balle dans le pied ; les années passant, Barrès l’a senti de plus en plus.
Aujourd’hui, le gouvernement pousse chacun d’entre nous à tenter de convaincre les autres que sa France est la plus française. À identifier à toute force un pays avec un discours. Et finalement, on ne retrouve dans cette démarche que la faiblesse du nationalisme : produire de la division en prétendant affirmer l’existence de la communauté nationale.

samedi 11 avril 2009

Du besoin d'une "certaine idée de la France"


Dans ce climat de neurasthénie stérile, je ne peux m’empêcher de me faire une remarque. Les amis les moins systématiquement pessimistes, les moins désintéressés de l’avenir que je fréquente sont des hommes et des femmes qui suivent ce qui se passe à l’étranger. Qu’il s’agisse du monde anglo-saxon, de l’ancienne Europe de l’Est, de l’Asie, ou même de pays en grande difficulté, qui quelque part n’ont presque rien à perdre au jeu de l’avenir… D’autres (parfois les mêmes) échappent à la déprime franco-française parce qu’ils ont ce que j’appellerais un « arrière-plan », philosophique ou religieux. J’ajouterais : ou artistique, dans la mesure où l’art est une expérience spirituelle.
Dans le premier cas, on mesure l’importance de se faire une idée, même approximative, même indécise, de l’histoire universelle. Cette idée, elle était plus simple à concevoir pour nombre de Français du XIXe siècle : la France était en tête de l’humanité, à l’avant-garde. Rien de ce qui la concernait ne pouvait laisser le reste du monde indifférent. Par la Révolution française, elle avait élaboré la nouvelle formule qui conduirait le monde au bonheur. Elle avait commencé d’élaborer, comme le disait Jules Michelet dans les premiers temps de la monarchie de Juillet, « l’Évangile social » du nouveau monde.
Cette idée là a mal résisté aux épreuves de l’histoire : le vieux Michelet déjà, comme le montre Paule Petitier (dans Michelet, l’homme-histoire, Paris, Grasset, 2006) était pessimiste, brisé par la défaite de 1870. La Première guerre mondiale a marqué comme une flambée, comme un ultime et long sursaut de cette conviction que la France s’identifiait de manière privilégiée au destin du monde : la victoire de la « guerre pour le droit » devait aboutir à la construction d’un ordre international cohérent, du règne du droit après l’écrasement du « militarisme prussien ».
L’effondrement de 1940, les capitulations vichystes et la collaboration, les guerres d’Indochine et d’Algérie ont achevé de laminer cette idée, malgré la splendeur de la geste gaullienne. Comment les Français peuvent-ils concevoir la place de leur pays dans l’histoire universelle ? Peut-être faudrait-il pour cela passer de « l’exception » française à la singularité française, dont le concept n’uniformise pas le monde environnant. Réfléchir, un peu à la manière d’Hubert Védrine, à la place de notre pays, à la manière dont il s’inscrit ou pas dans certaines évolutions globales, à la manière dont il peut les infléchir, réfléchir sérieusement à ce qu’il veut pour l’Europe, au-delà du conte à dormir debout de la construction européenne « destinée à redonner à la France son rang de grande puissance » dont on a bercé nos enfances… Au fait que toutes les contraintes internationales ne sont pas forcément des contrariétés dont un pays-enfant s’impatiente, mais parfois des disciplines qui nous permettent d’avancer. Personne, parmi ceux qui regardent un peu ce qui se passe ailleurs, ne se demande s’il est « pour » ou « contre » la mondialisation, mais comment la France peut s’y insérer sans perdre ses atouts, et ce qu’elle peut y apporter.
Et on en vient au second vaccin : l’arrière-plan métaphysique. Je pense que si nous nous livrons pieds et poings liés à l’Histoire, si nous considérons que seuls les phénomènes historiques comptent, les réussites et les échecs, la prospérité et les crises, et que la seule mesure de la réussite humaine est le succès, nous ne pouvons que devenir rapidement déçus et amers, devant ces conflits durables, ces crises régulières, et toute la dose d’hypocrisie qui cimente les relations sociales. Il y a toujours au moins besoin de postuler un lieu de la permanence, de l’authenticité, un lieu où certaines valeurs qui nous sont chères sont hors d’atteinte de la médiocrité. Ce peut être une idée de la démocratie, une idée de la liberté, une idée de la justice, une idée de la dignité humaine, l’idée d’une immense pitié, d’une immense indulgence, peut-être même d’un immense humour par rapport à nos petitesses. Ce peut-être l’idée d’un lieu où tout cela se concilierait. Chez le général de Gaulle, c’était une idée de la France.
« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l'inspire aussi bien que la raison. Ce qu'il y a en moi d'affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J'ai d'instinct l'impression que la Providence l'a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S'il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j'en éprouve la sensation d'une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non au génie de la patrie. Mais aussi, le côté positif de mon esprit me convainc que la France n'est réellement elle-même qu'au premier rang : que seules de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même ; que notre pays tel qu'il est, parmi les autres, tels qu'ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans grandeur. »
Ce qui me frappe, en relisant ce début célébrissime des Mémoires de guerre, c’est l’oscillation entre l’objectif et le subjectif, entre le « sentiment » et la « raison », l’ « affectif » et le « positif ». Je pense que d’une certaine manière, c’est ce qui permet à ce texte d’être reçu aujourd’hui encore : au-delà de l’invocation de la Providence, et alors même que le « premier rang » n’est pas toujours accessible, il respire l’amour de son pays, un amour qui distingue les médiocrités de la vie quotidienne et l’immensité des possibles. Ce balancement entre le subjectif et l’objectif participe, sans s’y réduire, d’un balancement entre l’idéal et la réalité. Rien n’y évoque une France frileuse, repliée sur elle-même et son passé. La France y est « parmi les autres » pays. La « grandeur » qu’elle doit chercher n’est pas un attendrissement larmoyant sur ses splendeurs passés, mais une ambition, un projet qui seul permet d’unir, même temporairement, ce pays ingouvernable et plein de ressources.

mercredi 28 janvier 2009

Encore le gaullisme : l'élan et la retombée


Un commentaire très fourni d’Alain Kerhervé est arrivé sur ce blog, répondant à mon article d’il y a quelque temps sur « bonapartisme et gaullisme ». Mon interlocuteur livre une analyse très construite et très claire, comme je les aime, de l’écart entre « sarkozysme » (si le mot a un sens) et gaullisme.

C’est une des tartes à la crème de l’histoire des idées politiques que de tenter de définir le gaullisme. C’est devenu assez tôt, du vivant même du général, le cauchemar vécu des gaullistes que d’épouser les tournants du Général (par exemple sur l’Algérie), et le gaullisme pratique oscille entre le respect d’un corpus de certitudes et la fidélité au chef.

À mon sens, il n’est pas si évident qu’il soit totalement « trahi » aujourd’hui, et il n’est pas sûr qu’il n’ait pas préparé lui-même le piège politique dans lequel nombre de « gaullistes de principe» (je désigne ainsi ceux qui ont la préoccupation constante d’actualiser la pensée du Général) continuent de se débattre, au point de se réfugier aujourd’hui dans des positions spéculatives ou purement négatives.

Le « gaullisme de de Gaulle » est avant tout un nationalisme de synthèse. Le primat de l’intérêt national y côtoie l’acceptation du legs de la Révolution française et de la République, l’État y est l’instrument de la continuité nationale ; le catholique de Gaulle est plus barrésien que maurrassien, et sensible au péguysme. Il réfléchit sur le chef (par exemple dans Le Fil de l’épée paru en 1932). Ses conceptions stratégiques témoignent du binôme qui est moteur et peut-être à long terme destructeur du projet gaullien : on ne sert bien l’intérêt national qu’en s’adaptant au terrain (réflexe intellectuel de penseur militaire) et en jouant la carte de la modernisation. Il aime passionnément la nation comme héritage (il suffit de lire le magnifique début des Mémoires de guerre) et sait qu’un héritage n’est vivant que si les contemporains le portent et le vivifient dans un projet.

Éric Roussel, dans sa grande biographie, a bien relevé cette tension.Faire exister la communauté nationale, par un État stable, par une représentation la plus fidèle et la plus consensuelle possible (héritage du catholicisme social) intégrant les héritages les plus larges possibles, tout cela dans un projet modernisateur. Panser les plaies de 1940, assumer finalement l’inévitable décolonisation, sauvegarder l’indépendance française (en reprenant le projet nucléaire, entre autres), tenter de convertir la grandeur héritée en rayonnement international assis sur une prospérité économique et une bonne gestion des finances publiques (De Gaulle soutient la lutte acharnée de Valéry Giscard d’Estaing pour un budget 1965 en équilibre) : c’est un impressionnant projet national.

Il aurait été parfaitement adapté aux institutions telles qu’elles sont conçues en 1958, menées par un président avec ce qu’il faut de recul arbitral (comme un monarque parlementaire) et d’impulsions orientatrices (comme un monarque éclairé). Pour mener à bien ce projet, il faut disposer d’un État qui soit un outil modernisateur, promouvoir une ligne diplomatique lisible et défendable, et enfin produire une représentation de la communauté nationale à la fois fidèle et susceptible de produire du consensus. C’est à mon sens tout cela qui a fait de plus en plus défaut, et ici mon admiration pour Charles de Gaulle et les leçons de politique qu’on puise à pleines mains dans son œuvre font place chez moi à un certain scepticisme. Encore plus quand on veut les utiliser comme critères pour juger la politique actuelle.

Disposer d’un Etat qui soit un outil modernisateur : qui peut encore croire cela de l’’Etat français ? Le dernier projet d’avant-garde est le TGV. Parmi les victimes de la « révolution de l’information » des années 1970, il y a les grands projets centralisés. L’État peut toujours investir, mais il ne peut plus piloter ses investissements. Mais la plus grande difficulté est sans doute dans la disparition quasi-totale de l’éthique de la fonction publique, dont je peine à croire qu’elle soit un accident. Les fonctionnaires sont partagés entre la fascination naïve pour un monde de l’entreprise mal connu et la défense corporative au nom du « service public » confondu avec les intérêts du personnel. La tâche prioritaire est sans doute de reconstruire une fonction publique, mais cela suppose de désyndicaliser la notion de « service public ». Vaste tâche… Et comment un État qui ne parvient pas à se moderniser, piloté par des élites scolaires qui ont surtout appris dans la longue quête des concours les plus prestigieux à « ne pas faire d’erreurs », pourrait-il montrer le chemin de l’avenir ? Je le vois plutôt pour l’avenir dans un rôle pondérateur et régulateur, que j’estime fondamental politiquement, socialement et même parfois économiquement, et compatible avec la longue tâche de sa modernisation. L’État a un avenir : ce n’est plus celui de piloter l’économie, mais de fournir les assises de la modernisation en en prévenant les abus.

Promouvoir une diplomatie lisible et défendable : l’antiaméricanisme du Général me paraît le produit de sa lecture de la guerre froide et du rôle qui pouvait être celui de la France, alliée la plus indépendant des USA. Il conduisait déjà à certaines contorsions mais pouvait donner des résultats. La gestion des rapports entre l’Europe et la Russie poutinienne, par exemple, suppose peut-être une concertation avec les États-Unis. La « politique arabe » et le tournant de 1967 par rapport à Israël méritent au moins un réexamen, confrontant le dossier turc, le partenariat avec le Maghreb, et les implications internationales de l’affirmation de l’islamisme… Le rapport d’Hubert Védrine ouvrait bien des pistes et bien des débats de ce point de vue.
Le point de la représentation de la communauté nationale est sans doute celui où le terme d’ « échec » vient le plus naturellement aux lèvres. De Gaulle lui-même a pu voir lors de la campagne de 1965 à quel point l’élection présidentielle au suffrage universel aboutit plutôt à une mise en avant de ce qui oppose (légitimement) les Français, tout particulièrement au second tour qu’il n’a pas évité. Le scrutin proportionnel est resté durablement disqualifié par l’expérience de la quatrième république (et la manœuvre de François Mitterrand avant les élections de 1986) ; la dynamique majoritaire se retrouve donc aux deux niveaux, exécutif et législatif, avec l’effet, aux yeux des contestataires structurels ou conjoncturels, d’identifier l’Etat et le gouvernement. Mais la représentation politique n’était peut-être pas le souci premier du Général, attentif à la fois au lien direct avec la nation (il l’a montré en 1969) et à une représentation des forces sociales (les fameuses « forces vives » dont une publication récente, De Gaulle et les élites, Paris, La Découverte, 2008, dirigée par Jean-Pierre Rioux, Pierre Birnbaum et Serge Berstein, montre à quelles point elles demeurèrent introuvables). Le Conseil Économique et Social n’a pas trouvé en 1969 le nouveau rôle que voulait lui confier le Général et, de toute manière, la désyndicalisation rend la démocratie sociale française très largement illusoire. La Cinquième République a porté sur le pavois des syndicats qui n’ont pas les épaules nécessaires pour être à la fois des interlocuteurs et des appuis dans la négociation.

Produire du consensus : nous en sommes très loin, et il n’est pas sûr qu’il faille toujours le regretter (du moins du point de vue du libéralisme politique). « Dépolitiser l’essentiel national » (Michel Debré) n’est pas toujours la meilleure manière de s’adapter au monde qui va, sauf à s’en remettre à la clairvoyance d’une chef, qui ne peut jamais être sans défaut. La fidélité aux orientations données par le Général a parfois conduit à cantonner notre diplomatie dans le domaine du Verbe, oubliant que ce dernier servait aussi parfois, chez Charles de Gaulle, à habiller un solide pragmatisme. L’échec de l’édification d’un système de représentation, appuyé sur une vision fixiste et institutionnalisée de rapports sociaux qu’il suffirait de solidifier par la « participation » (qu’en reste-t-il alors que les parcours professionnels sont de plus en plus fluides ?), en même temps que l’abaissement net du Parlement, allié à la faiblesse traditionnelle des corps intermédiaire et au renforcement de la bureaucratie liée au rôle accru de l’État, laissent face à face contestataires et autoritaires, avec des dépenses d’énergie considérables de part et d’autres, pour des résultats souvent très faibles et une impression dominante d’immobilisme. La manière même dont est envisagée l’organisation des partis gaullistes accroit cette impression qu’on ne demande que des concours techniques, à partir d’orientations déjà élaborées. On retrouve cela dans l’UMP actuelle, où l’Élysée bloque la constitution d’un parti à tendances, ce qui aboutit à ne faire des centristes que des renforts… et d’une certaine manière à faire du Nouveau Centre un pôle d’attraction pour les « non-bayrolistes ».

D’une certaine manière, le projet gaulliste, qui a réussi à stabiliser politiquement la nation et à élargir l’arc républicain, se heurte à la fois à la réalité française et au grand bouleversement des années 1960-1970, lui-même encouragé par le projet modernisateur. Quand bien même on le reprendrait, on n’éviterait pas de le repenser à nouveau frais, en triant mort et le vivant, de peur que le mort ne saisisse le vif.

dimanche 16 novembre 2008

Un tournant historique pour le parti socialiste ?


Léon Blum écrivait dans son ouvrage À l’échelle humaine, publié en 1945 et rédigé en 1941 : « Si le parlementarisme a réussi en Angleterre et échoué en France, c'est essentiellement parce qu'il existe en Angleterre une ancienne et forte organisation de partis et que - hors de rares exceptions qui confirment la règle - on n'a jamais rien pu créer de pareil en France depuis un siècle et demi. » Il visait bien sûr les expériences de monarchie constitutionnelle et surtout la IIIe République. Les partis n’ont pu ni organiser ni stabiliser le parlementarisme – et il en fut de même sous la IVe République. La Ve République proclame dans sa constitution l’utilité des partis politiques. On lit à l’article 4 que « les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage », ce qui n’est en fait qu’une partie de leur rôle : ils organisent également la compétition politique…
On sait que de Gaulle lui-même n’aimait pas les partis, et qu’il fut toujours réticent à l’idée d’un parti gaulliste : le RPF devait être un « rassemblement » qui par la double appartenance coifferait les partis démocratiques, et plus tard, il ne se remit jamais tout à fait de ne plus vraiment incarner l’union nationale. D’où le vécu particulier les partis gaullistes successifs. La réforme de 1962, dans la pensée du Général, qui confiait au suffrage universel direct la désignation du président, était faite pour que son successeur concentre une légitimité telle qu’il puisse s’imposer face à toute coalition des partis traditionnels. Ce que de Gaulle ne pensait sans doute pas (mais cela l’aurait-il gêné ?), c’est que cette réforme allait dynamiter de l’intérieur les partis politiques, l’enjeu présidentiel brouillant tout le reste.
François Mitterrand parut éviter cela au parti socialiste : il était l’homme de la IVe République qui comprenait le mieux la contrainte politique crée par la Ve. Sa stratégie de l’union de la gauche, rôdée en 1965, échouant de peu en 1974, sabotée par le parti communiste en 1978, victorieuse en 1981, était la plus efficace dans un paysage politique dominé par l’élection présidentielle. Son habileté manœuvrière, issue probablement d’un itinéraire idéologique particulièrement complexe, le rendant étranger à certaines des pudeurs républicaines de la gauche, et à son expérience politique précoce, lui permit de s’emparer avec audace du jeune parti socialiste en 1971 et de maintenir son leadership sans entraver le développement des différentes tendances du PS. Au contraire, il savait admirablement jouer de leurs divisions, en vrai parlementaire chevronné ayant fait ses armes au centre gauche. Avec l’appui de deux chocs pétroliers et des divisions de la droite post-gaulliste, il put ainsi profiter de l’appui d’une force politique assez nombreuse et dynamique, dont un long séjour loin du pouvoir avait stimulé l’imagination.
Depuis 1981, le parti socialiste n’arrive pas à organiser en son sein la compétition présidentielle, sauf quand, comme en 1995, personne ne veut y aller parce que l’élection paraît ingagnable. On se souvient des infortunes de Rocard, éphémère candidat « virtuel » qui ne parvint pas à prendre le parti. Lionel Jospin parut avoir réglé le problème, mais c’est parce qu’il était premier ministre de cohabitation, ce qui lui conférait une sorte de leadership « à l’anglaise ». Le retour à la logique normale des institutions en 2002 lui fut fatal. François Hollande pouvait incarner un itinéraire logique : assurer d’abord son autorité sur le parti, puis apparaître comme l’homme le mieux apte à le représenter dans sa diversité en 2007. La victoire du « non » en 2005 remit en question cette stratégie : l’autorité de Hollande n’était pas assez « extérieure » au parti pour se remettre d’un tel échec. Le candidat « extérieur » (profitant assez largement pourtant au sein de l’appareil du retrait de son compagnon) fut Ségolène Royal. Et maintenant, c’est Reims…
Pour le Parti Socialiste, aujourd’hui, il vaut peut-être mieux une bonne crise qu’une décadence tranquille. J’ai déjà dit dans ce blog que la « synthèse » est dans un parti la pire des choses ; idéologiquement, « programmatiquement », elle est désastreuse et endort un parti dans les vieux travers identitaires. La formule d’un leader candidat naturel à la présidentielle, entouré d’une équipe restreinte pour gérer le parti, semble la mieux adaptée à la logique de la Ve République post-1962, et la mieux faite pour obliger le PS à une certaine lisibilité. Elle peut placer une équipe en position de mettre à profit les années qui viennent pour mener un travail de fond, idéologique et stratégique.
Ceci dit, on voit bien les risques : je conçois volontiers que le vécu des partis gaullistes (même élargis) n’ait rien de bien enthousiasmant. Ces derniers fonctionnent bien pour préparer les élections présidentielles et comme pourvoyeur d’un ensemble de conseillers du prince, mais on y chercherait en vain de vastes débats politiques. Or, je crois que la droite française peut encaisser (pour l’instant) une plus grande dose de pragmatisme pur que la gauche, qui a à conjurer son péril propre : l’invasion d’un moralisme à courte vue qui ne s’exprime que dans le discours et peine à déboucher sur des propositions concrètes, et même sur des propositions en lesquelles ceux qui les formulent croient vraiment.
Ségolène Royal et son équipe tentent quelque chose, et ils paraissent avoir une stratégie « semi-révolutionnaire », mi-contrôlant, mi-contournant l’appareil. S’ils réussissent, une période se dégagera dans l’histoire politique française, qui commencerait avec la prise de l’UMP par Sarkozy et se clorait avec la prise du PS par Ségolène Royal : deux personnages de la même génération imposent une politique fortement personnalisée avec l’intention proclamée de faire bouger les lignes, et un souci constant de la communication. L’inconnue serait alors de savoir si, de part et d’autre, des projets vraiment cohérents pour accompagner, favoriser et orienter dans la mesure du possible l’évolution de la France parviennent à se dégager…