Dans ce climat de neurasthénie stérile, je ne peux m’empêcher de me faire une remarque. Les amis les moins systématiquement pessimistes, les moins désintéressés de l’avenir que je fréquente sont des hommes et des femmes qui suivent ce qui se passe à l’étranger. Qu’il s’agisse du monde anglo-saxon, de l’ancienne Europe de l’Est, de l’Asie, ou même de pays en grande difficulté, qui quelque part n’ont presque rien à perdre au jeu de l’avenir… D’autres (parfois les mêmes) échappent à la déprime franco-française parce qu’ils ont ce que j’appellerais un « arrière-plan », philosophique ou religieux. J’ajouterais : ou artistique, dans la mesure où l’art est une expérience spirituelle.
Dans le premier cas, on mesure l’importance de se faire une idée, même approximative, même indécise, de l’histoire universelle. Cette idée, elle était plus simple à concevoir pour nombre de Français du XIXe siècle : la France était en tête de l’humanité, à l’avant-garde. Rien de ce qui la concernait ne pouvait laisser le reste du monde indifférent. Par la Révolution française, elle avait élaboré la nouvelle formule qui conduirait le monde au bonheur. Elle avait commencé d’élaborer, comme le disait Jules Michelet dans les premiers temps de la monarchie de Juillet, « l’Évangile social » du nouveau monde.
Cette idée là a mal résisté aux épreuves de l’histoire : le vieux Michelet déjà, comme le montre Paule Petitier (dans Michelet, l’homme-histoire, Paris, Grasset, 2006) était pessimiste, brisé par la défaite de 1870. La Première guerre mondiale a marqué comme une flambée, comme un ultime et long sursaut de cette conviction que la France s’identifiait de manière privilégiée au destin du monde : la victoire de la « guerre pour le droit » devait aboutir à la construction d’un ordre international cohérent, du règne du droit après l’écrasement du « militarisme prussien ».
L’effondrement de 1940, les capitulations vichystes et la collaboration, les guerres d’Indochine et d’Algérie ont achevé de laminer cette idée, malgré la splendeur de la geste gaullienne. Comment les Français peuvent-ils concevoir la place de leur pays dans l’histoire universelle ? Peut-être faudrait-il pour cela passer de « l’exception » française à la singularité française, dont le concept n’uniformise pas le monde environnant. Réfléchir, un peu à la manière d’Hubert Védrine, à la place de notre pays, à la manière dont il s’inscrit ou pas dans certaines évolutions globales, à la manière dont il peut les infléchir, réfléchir sérieusement à ce qu’il veut pour l’Europe, au-delà du conte à dormir debout de la construction européenne « destinée à redonner à la France son rang de grande puissance » dont on a bercé nos enfances… Au fait que toutes les contraintes internationales ne sont pas forcément des contrariétés dont un pays-enfant s’impatiente, mais parfois des disciplines qui nous permettent d’avancer. Personne, parmi ceux qui regardent un peu ce qui se passe ailleurs, ne se demande s’il est « pour » ou « contre » la mondialisation, mais comment la France peut s’y insérer sans perdre ses atouts, et ce qu’elle peut y apporter.
Et on en vient au second vaccin : l’arrière-plan métaphysique. Je pense que si nous nous livrons pieds et poings liés à l’Histoire, si nous considérons que seuls les phénomènes historiques comptent, les réussites et les échecs, la prospérité et les crises, et que la seule mesure de la réussite humaine est le succès, nous ne pouvons que devenir rapidement déçus et amers, devant ces conflits durables, ces crises régulières, et toute la dose d’hypocrisie qui cimente les relations sociales. Il y a toujours au moins besoin de postuler un lieu de la permanence, de l’authenticité, un lieu où certaines valeurs qui nous sont chères sont hors d’atteinte de la médiocrité. Ce peut être une idée de la démocratie, une idée de la liberté, une idée de la justice, une idée de la dignité humaine, l’idée d’une immense pitié, d’une immense indulgence, peut-être même d’un immense humour par rapport à nos petitesses. Ce peut-être l’idée d’un lieu où tout cela se concilierait. Chez le général de Gaulle, c’était une idée de la France.
« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l'inspire aussi bien que la raison. Ce qu'il y a en moi d'affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J'ai d'instinct l'impression que la Providence l'a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S'il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j'en éprouve la sensation d'une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non au génie de la patrie. Mais aussi, le côté positif de mon esprit me convainc que la France n'est réellement elle-même qu'au premier rang : que seules de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même ; que notre pays tel qu'il est, parmi les autres, tels qu'ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans grandeur. »
Ce qui me frappe, en relisant ce début célébrissime des Mémoires de guerre, c’est l’oscillation entre l’objectif et le subjectif, entre le « sentiment » et la « raison », l’ « affectif » et le « positif ». Je pense que d’une certaine manière, c’est ce qui permet à ce texte d’être reçu aujourd’hui encore : au-delà de l’invocation de la Providence, et alors même que le « premier rang » n’est pas toujours accessible, il respire l’amour de son pays, un amour qui distingue les médiocrités de la vie quotidienne et l’immensité des possibles. Ce balancement entre le subjectif et l’objectif participe, sans s’y réduire, d’un balancement entre l’idéal et la réalité. Rien n’y évoque une France frileuse, repliée sur elle-même et son passé. La France y est « parmi les autres » pays. La « grandeur » qu’elle doit chercher n’est pas un attendrissement larmoyant sur ses splendeurs passés, mais une ambition, un projet qui seul permet d’unir, même temporairement, ce pays ingouvernable et plein de ressources.
Dans le premier cas, on mesure l’importance de se faire une idée, même approximative, même indécise, de l’histoire universelle. Cette idée, elle était plus simple à concevoir pour nombre de Français du XIXe siècle : la France était en tête de l’humanité, à l’avant-garde. Rien de ce qui la concernait ne pouvait laisser le reste du monde indifférent. Par la Révolution française, elle avait élaboré la nouvelle formule qui conduirait le monde au bonheur. Elle avait commencé d’élaborer, comme le disait Jules Michelet dans les premiers temps de la monarchie de Juillet, « l’Évangile social » du nouveau monde.
Cette idée là a mal résisté aux épreuves de l’histoire : le vieux Michelet déjà, comme le montre Paule Petitier (dans Michelet, l’homme-histoire, Paris, Grasset, 2006) était pessimiste, brisé par la défaite de 1870. La Première guerre mondiale a marqué comme une flambée, comme un ultime et long sursaut de cette conviction que la France s’identifiait de manière privilégiée au destin du monde : la victoire de la « guerre pour le droit » devait aboutir à la construction d’un ordre international cohérent, du règne du droit après l’écrasement du « militarisme prussien ».
L’effondrement de 1940, les capitulations vichystes et la collaboration, les guerres d’Indochine et d’Algérie ont achevé de laminer cette idée, malgré la splendeur de la geste gaullienne. Comment les Français peuvent-ils concevoir la place de leur pays dans l’histoire universelle ? Peut-être faudrait-il pour cela passer de « l’exception » française à la singularité française, dont le concept n’uniformise pas le monde environnant. Réfléchir, un peu à la manière d’Hubert Védrine, à la place de notre pays, à la manière dont il s’inscrit ou pas dans certaines évolutions globales, à la manière dont il peut les infléchir, réfléchir sérieusement à ce qu’il veut pour l’Europe, au-delà du conte à dormir debout de la construction européenne « destinée à redonner à la France son rang de grande puissance » dont on a bercé nos enfances… Au fait que toutes les contraintes internationales ne sont pas forcément des contrariétés dont un pays-enfant s’impatiente, mais parfois des disciplines qui nous permettent d’avancer. Personne, parmi ceux qui regardent un peu ce qui se passe ailleurs, ne se demande s’il est « pour » ou « contre » la mondialisation, mais comment la France peut s’y insérer sans perdre ses atouts, et ce qu’elle peut y apporter.
Et on en vient au second vaccin : l’arrière-plan métaphysique. Je pense que si nous nous livrons pieds et poings liés à l’Histoire, si nous considérons que seuls les phénomènes historiques comptent, les réussites et les échecs, la prospérité et les crises, et que la seule mesure de la réussite humaine est le succès, nous ne pouvons que devenir rapidement déçus et amers, devant ces conflits durables, ces crises régulières, et toute la dose d’hypocrisie qui cimente les relations sociales. Il y a toujours au moins besoin de postuler un lieu de la permanence, de l’authenticité, un lieu où certaines valeurs qui nous sont chères sont hors d’atteinte de la médiocrité. Ce peut être une idée de la démocratie, une idée de la liberté, une idée de la justice, une idée de la dignité humaine, l’idée d’une immense pitié, d’une immense indulgence, peut-être même d’un immense humour par rapport à nos petitesses. Ce peut-être l’idée d’un lieu où tout cela se concilierait. Chez le général de Gaulle, c’était une idée de la France.
« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l'inspire aussi bien que la raison. Ce qu'il y a en moi d'affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J'ai d'instinct l'impression que la Providence l'a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S'il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j'en éprouve la sensation d'une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non au génie de la patrie. Mais aussi, le côté positif de mon esprit me convainc que la France n'est réellement elle-même qu'au premier rang : que seules de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même ; que notre pays tel qu'il est, parmi les autres, tels qu'ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans grandeur. »
Ce qui me frappe, en relisant ce début célébrissime des Mémoires de guerre, c’est l’oscillation entre l’objectif et le subjectif, entre le « sentiment » et la « raison », l’ « affectif » et le « positif ». Je pense que d’une certaine manière, c’est ce qui permet à ce texte d’être reçu aujourd’hui encore : au-delà de l’invocation de la Providence, et alors même que le « premier rang » n’est pas toujours accessible, il respire l’amour de son pays, un amour qui distingue les médiocrités de la vie quotidienne et l’immensité des possibles. Ce balancement entre le subjectif et l’objectif participe, sans s’y réduire, d’un balancement entre l’idéal et la réalité. Rien n’y évoque une France frileuse, repliée sur elle-même et son passé. La France y est « parmi les autres » pays. La « grandeur » qu’elle doit chercher n’est pas un attendrissement larmoyant sur ses splendeurs passés, mais une ambition, un projet qui seul permet d’unir, même temporairement, ce pays ingouvernable et plein de ressources.
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