vendredi 4 avril 2008

Mai 68 : Histoire et Mémoire

On a peut-être abusé de la distinction entre histoire et mémoire, mais elle fonctionne assez bien quand les témoins d'un événement sont parmi nous, quand la génération dans laquelle l'événement s'est inscrit le plus, au cœur d'une jeunesse, pour laquelle l'événement a le plus fait référence, est en position de s'exprimer, de donner, parfois d'imposer, sa version des faits.


20 ans en 1968, 60 ans en 2008. Une position charnière dans notre société qui ne sait pas vraiment faire une place à l'expérience, et où les quinquagénaires eux-mêmes sont fragilisés, toujours menacés de perdre leur emploi et de vivoter en attendant la retraite définitive. Bien sûr, il y a le décalage de la politique, de l'Université, de l'édition aussi peut-être, où on attend plus longtemps sa place et où on la garde plus longtemps. La génération 68 est, là, plus présente. Culturellement, par le biais de l'image des « bobos », suivis par leurs petits frères des « 20 ans dans les années 1970 », ils paraissent, à tort ou à raison, être ceux qui donnent le ton. Ils sont porteurs d'une mémoire, d'une image construite à chaud et retravaillée ensuite.

Le travail de la mémoire s'inscrit dans la durée, il est un des éléments centraux de la construction de la durée, comme Charles Péguy l'avait bien saisi. Il a donc tendance à privilégier dans un événement ce qui dure. On l'a souvent dit et répété, mai 68 fut l'expression politique d'une crise sociétale, la manière française d'exprimer le grand basculement social des années 1960 et 1970. La prise de parole, la critique de la hiérarchie et de la tradition en tout domaine, l'aspiration à une extension à toute la société de l'égalité démocratique, la mise en avant de l'épanouissement individuel, la quête de relations absolument authentiques entre les individus, entre hommes et femmes aussi, ce côté libertaire fut durable, parce qu'il exprimait, condensait, le travail profond de la société dont les fondamentaux, comme De Gaulle le sentait, étaient recomposés par les Trente Glorieuses. Le nouveau code social de l' « épanouissement personnel » et la relance de l'idée égalitaire se combinaient. Aujourd'hui, c'est de cela qu'on parle le plus, jusqu'à en faire « la » vérité de 1968. En la personne des soixante-huitards, notre société célèbre ainsi ses propres fondements. Pourquoi pas ? Il faut bien se rassurer de temps en temps, la mémoire sert aussi à savoir qui nous sommes, et de ce point de vue, nous savons bien qu'il n'y aura pas de « restauration ». Ce qu'ont cru dans les années 1980 les milieux de droite, et en particulier la droite religieuse, c'est qu'il y aurait moyen de « revenir » à la société du début des années 1960, de reconstruire des « autorités », des cadres, des structures, des repères culturels. Curieusement, cela est devenu dans les années 1990 une obsession qui touchait aussi la gauche, pas seulement d'ailleurs la gauche religieuse, et un des ressorts de la célébration du « modèle républicain », du repli de Marx à Combes... Distinguer un « avant » et un « après » mai 1968 n'est pas absurde.

Légitime mémoire, sans doute. L'histoire, à mon sens, peut nous emmener un peu plus loin. Elle a commun avec la mémoire de suivre les postérités, de chercher les racines... mais elle aussi une autre dimension, dont Henri-Irénée Marrou était bien conscient : faire connaître ces futurs du passé qui ne sont jamais (ou qui ne sont pas encore, pourquoi pas ?) advenus, ces projets enfouis, ces occasions manquées ou ces désastres évités de justesse, ces autres manières de voir que les nôtres, terrifiantes ou stimulantes. École de complexité, de relativisme aussi. Revenons aux soixante-huitards les plus militants : ils voulaient aussi la fin de la société de consommation, la révolution prolétarienne, ils admiraient Mao (peut-être 20 millions de morts rien que pour le « grand bond en avant »), ils détestaient profondément la culture occidentale « bourgeoise », ils rêvaient de fraternité universelle, d'une révolution qui unifierait enfin le Nord et le Sud, ils disaient ne pas vouloir « faire carrière », mépriser l'argent et le pouvoir. Ils voulaient tourner sur sa gauche le parti communiste, devenu trop installé, trop réformiste, réactiver le marxisme-léninisme. Bref, ils étaient révolutionnaires.

Ils étaient pénétrés de « contre-culture », ils pensaient que la société de consommation était aliénante, qu'elle réduisait l'homme à n'être qu'un rouage, qu'elle le soumettait aux monde des « choses », qu'il faudrait la mettre à bas pour restaurer une communauté humaine authentique. Au point qu'il ne semblait pas absurde au philosophe Maurice Clavel, auteur en 1976 d'un best-seller intitulé Dieu est Dieu, nom de Dieu de voir dans le mouvement de mai 1968 un mouvement religieux, une sorte de retour de l'Esprit dans une société bourgeoise niant Dieu, qui se drapait sous les oripeaux marxistes-léninistes...

Nos soixante-huitards s'inscrivaient ainsi dans une tradition révolutionnaire française, dans l'aile des républicains « rouges », dans ce terreau identifiable dès la Révolution française, qui rêve de démocratie directe, d'égalité sociale et constitue le sol le plus fertile pour la mystique politique. Ils sont bien loin du 68 « raisonnable » et incontestable que l'on nous présente souvent aujourd'hui, consensuel, à base de rapports sociaux apparemment décontractés, de libération sexuelle, d'intégration démocratique par la lutte contre les discriminations, et de souci de l'environnement.

Cette tradition-là, issue des « républicains rouges » existe toujours dans le paysage politique français. On n'y trouve pas seulement ce qui reste du parti communiste, mais une extrême gauche en plein essor (dont on commence à mesurer le problème politique qu'elle va poser à la gauche modérée), l'ensemble de la mouvance altermondialiste, les écologistes... Généralement, ils ne sont pas attirés par un héritage « raisonnable » de mai 68. C'est la perspective du changement social qui les attire... On peut ici relire un ouvrage que, généralement, la génération 68 apprécie peu, parce que son approche est très peu empathique, mais qui a bien perçu le problème posé par la radicalité soixante-huitarde : La Révolution introuvable, de Raymond Aron.

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