vendredi 25 février 2011

Hugo avait raison, mais pas à lui seul


Ce ne sont pas des émeutes de la faim qui ont lieu en Libye, et cela confirme que nous sommes bien en présence d'une vague démocratique. Belle occasion de nous réinterroger, nous qui vivons la démocratie concrète, institutionnalisée, imparfaite, toujours décevante et toujours à réformer. Ces gens se battent et meurent pour connaître ce qui nous connaissons. La démocratie que nous connaissons et la démocratie qu'ils souhaitent, c'est au fond la même.

La même et pourtant... Ils sont encore, et ils en paient souvent le prix très cher, dans les valeurs, et nous sommes dans le fait. Ils meurent pour des idées et nous sommes dans le réel. Tocqueville ici nous parle encore, lui qui jugeait qu'au fond la démocratie reposait sur le fond moral le plus légitime qui soit (l'idée de l'égalité de dignité de tous les êtes humains), et qu'une fois mise en place, elle risquait d'être dominée par un climat "d'insatisfaction querelleuse". La Démocratie en Amérique choquait ainsi les conservateurs, sans rallier les démocrates idéalistes des années 1830 et 1840.

Les historiens sont souvent empêtrés dans un tas de références, parfois aveuglés par leurs longs tête-à-têtes avec les témoins d'époques révolues. Mais parfois, ces références contradictoires ressurgissent comme d'elles-mêmes, et nous éclairent. Suivant comme tout un chacun les événements lybiens, je me disais : Hugo a raison, et Taine a raison.

Hugo, idéaliste, persuadé qu'il y a un fond religieux dans la démocratie, une légitimité transcendante, quelque chose qui a à voir avec ce que doit être l'humanité, quelque chose qui transcende les vicissitudes concrètes de la politique, et pour qui rien ne remplace le libre suffrage éclairé par l'instruction. Hugo qui, même en juin 1848, n'a jamais peur, alors même que la peur est (aujourd'hui plus que jamais en Europe), une des passions politiques dominantes. Et qui pense que même quand on doit défendre l'ordre et la légalité, il faut voir plus loin, et toujours quêter des remèdes.

Taine, pour qui Hugo représentait le type même des "vieilles barbes" romantiques, était bien plus sceptique sur les vertus du suffrage universel. Dans la préface de ses Origines de la France contemporaine, vision amère de la révolution française et de son héritage, il écrivait qu'un peuple consulté peut dire le régime qu'il souhaite, pas forcément celui qui lui convient le mieux. Il était positiviste, et comme tel sensible à la spécificité des différentes sociétés, à leurs besoins concrets, au poids des héritages.

Hugo s'enthousiasmerait aujourd'hui, au point sans doute, comme certains aujourd'hui, de ne se poser aucune question sur le futur politique de l'islamisme en Egypte, sur le futur rôle de l'armée, sur la future capacité d'une démocratie tunisienne à régler les problèmes du pays. Taine serait sans doute effondré, et crierait casse-cou face à l'idéalisme de certains commentaires.

J'aime à penser, las d'interroger des morts et postulant leurs réponses, que Tocqueville tiendrait le milieu. Qu'il dirait que nous sommes aujourd'hui face à une nouvelle attestation de l'universalité des idéaux démocratiques, et à la valeur inconditionnelle des idées de liberté et d'égalité devant la loi. Que dans le même temps, les démocraties, quand bien même elles parviennent à se mettre en place, doivent trouver des régulations spécifiques, s'accommoder des traditions nationales, et que quand bien même elles le font, elles ne règlent pas tous les problèmes, et peuvent être fragiles. Qu'à partir du moment où, comme après 1848, nous n'avons plus confiance dans la clairvoyance ou la bonté du "peuple", nous serons obligés de tirer de tout ce qui va se passer des bilans contrastés, et qu'une rechute autoritaire ici ou là est loin d'être exclue.

Et quitte à convoquer les morts, pourquoi ne pas ressusciter le vieux Proudhon ? Il nous parlerait de sa vision de la dialectique, il nous montrerait les sociétés toujours traversées de tensions insolubles, qui n'admettent comme solution que des équilibres - nous lui ôterions même un peu d'optimisme, en disant que ces équilibres sont toujours provisoires, et toujours remis en question.

Et puis, reposant leurs livres dans la bibliothèque, nous nous dirions que le XIXe siècle a un aspect irremplaçable : on y rencontre, comme François Furet l'avait compris, des esprits bien utiles pour comprendre le passage à la démocratie, sa grandeur et ses problèmes.

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