L'opinion nous rabat à la surface du temps, et nous conduit le plus souvent à juger du présent par le présent, ce qui ne nous mène pas bien loin, sauf à recourir à de grandes généralisations moralisatrices, ou à mobiliser le seul critère de l'utilité immédiate. Je ne veux pas ressusciter les « leçons de l'histoire », mais je crois que quand nous cherchons à nous faire notre opinion, à construire, à perfectionner nos opinions politiques, quelles qu'elles soient, nous ne devrions pas oublier cet énorme capital d'expérience politique, non pas brut, mais déjà pensé, même déjà théorisé, qui dort sous nos pieds.
La démocratie elle-même a son histoire, dont nous sommes sans doute loin d'avoir dit le dernier mot. Les crises de la démocratie ont-elles-même leur histoire, et ne sont pas sans lien avec ce que nous nommons le totalitarisme, que nous avons un peu trop tendance à penser spontanément « à part » de l'Histoire, comme une monstruosité absolue. Le point de contact entre démocratie et totalitarisme existe pourtant, et il semble bien qu'il s'agisse de l'idée de révolution. Non pas que toute révolution soit totalitaire : après tout, en 1989, ce sont bien des révolutions qui se sont produites dans l'Europe de l'Est, et Helmut Kohl, en brusquant les choses, à bon droit selon moi, pour la réunification allemande, a, d'une certaine manière employé une méthode que l'on peut qualifier de révolutionnaire. Et les principes de 1789 sont nés d'une révolution. Mais il n'y a pas que cela dans la Révolution française...
Grand événement, événement immense, indubitablement... De ce point de vue, l'attaque d'Eric J. Hobsbawn contre l'œuvre de François Furet, dans un ouvrage par ailleurs extrêmement intéressant, Aux Armes, historiens. Deux siècles d'histoire de la Révolution française (1990, traduction française La Découverte, 2007), porte complètement à faux. Furet n'a jamais relativisé ni la démocratie, ni la Révolution française, au contraire, il soulignait le caractère à ses yeux indépassable de 1789 ! Au contraire encore, l'étude de la Révolution le conduisait à mettre en avant les tensions internes de la démocratie, qui constituent désormais le cadre de notre vie politique... Mais laissons cela, il faudrait simplement prendre l'habitude de lire attentivement ceux que l'on veut réfuter...
Il y a aussi, dans la Révolution, cette Terreur dont les travaux d'Anne de Mathan, spécialiste des Girondins, nous permet d'avoir une image plus précise. Anne de Mathan a publié trois témoignages exceptionnels de proscrits bordelais, sous le titre Mémoires de Terreur : l'an II à Bordeaux (Presses Universitaires de Bordeaux, 2002). J'avoue avoir été ensorcelé par le témoignage d'Abraham Furtado. Une anecdote en particulier m'a frappé : proscrit, réfugié chez les uns, chez les autres, alors que la Terreur se déchaîne, il réussit à se faire passer quelques ouvrages, dont La Guerre du Péloponnèse de Thucydide... ma curiosité s'affute à cette lecture, parce que je me souviens du mot de Raymond Aron, disant que l'histoire, comme discipline intellectuelle, n'avait pas fondamentalement changé depuis Thucydide. Abraham Furtado y trouve un passage éclairant, celui où Thucydide, dans le Livre III, décrit la guerre civile à Corcyre et son extension par contamination à d'autres cités grecques. L'analogie entre ce que décrivait Thucydide et ce qu'il était en train de vivre lui sauta alors aux yeux. Il est vrai qu'il pouvait y être aidé par la phrase suivante : les démocrates l'emportent parce que, dit l'historien antique, « les femmes les secondèrent avec intrépidité, en jetant des tuiles sur l'ennemi du haut des toits ». Cela dût évoquer les événements du 7 juin 1788, la « journée des tuiles » de Grenoble, moment important de l'agitation pré-révolutionnaire. Mais surtout, ce qui frappa notre homme, et ce dont il nous parle, c'est la subversion du langage en temps de révolution. « Les hommes en vinrent, écrit Thucydide, pour qualifier les actes, à modifier arbitrairement le sens habituel des mots. L'audace insensée passa pour du courage et du dévouement au parti, l'attentisme prudent, pour de la poltronnerie dissimulée sous des apparences honorables, et la modération, pour le masque de la lâcheté. (...) L'auteur d'un attentat réussi passait pour un grand esprit, mais on jugeait plus habile encore celui qui flairait un complot. (...) On se sentit désormais moins solidaire de ses parents que de ses camarades de parti (...) Les chefs des partis dans les cités adoptaient de séduisants mots d'ordre, égalité politique de tous les citoyens d'un côté, gouvernement sage et modéré par les meilleurs de l'autre. L'État, qu'ils prétendaient servir, étaient pour eux l'enjeu de ces luttes. Tous les moyens leur était bon pour triompher de leurs adversaires et ils ne reculaient pas devant les pires forfaits. » (Traduction de Denis Roussel.) Radicalisation et inauthenticité maximale du discours politique sont liés à la guerre civile, et une révolution violente (toutes ne le sont pas, les pouvoirs s'écroulent parfois presque seuls) n'est autre chose qu'une guerre civile pour le pouvoir. Et cela va jusqu'à la subversion du langage. Comment ne pas penser ici à 1984 et à la Ferme des Animaux, œuvres de George Orwell, qui, comme Furtado, avait été révolutionnaire, l'était d'ailleurs encore quand il écrivait 1984, comme le montre le magnifique ouvrage de John Newsinger (La politique selon Orwell, tr. fr., Agone, 2006). C'est le totalitarisme stalinien qui inspirait Orwell, qui était proche des trotskistes... radicalisation poussée jusqu'à l'absurde des mots d'ordres démocratiques, jusqu'à la subversion... Quand Furtado lisait Thucydide, il touchait du doigt l'utilité profonde de la modération et de l'État de droit, ces soubassements tout à la fois culturels et juridiques de la démocratie...
La démocratie elle-même a son histoire, dont nous sommes sans doute loin d'avoir dit le dernier mot. Les crises de la démocratie ont-elles-même leur histoire, et ne sont pas sans lien avec ce que nous nommons le totalitarisme, que nous avons un peu trop tendance à penser spontanément « à part » de l'Histoire, comme une monstruosité absolue. Le point de contact entre démocratie et totalitarisme existe pourtant, et il semble bien qu'il s'agisse de l'idée de révolution. Non pas que toute révolution soit totalitaire : après tout, en 1989, ce sont bien des révolutions qui se sont produites dans l'Europe de l'Est, et Helmut Kohl, en brusquant les choses, à bon droit selon moi, pour la réunification allemande, a, d'une certaine manière employé une méthode que l'on peut qualifier de révolutionnaire. Et les principes de 1789 sont nés d'une révolution. Mais il n'y a pas que cela dans la Révolution française...
Grand événement, événement immense, indubitablement... De ce point de vue, l'attaque d'Eric J. Hobsbawn contre l'œuvre de François Furet, dans un ouvrage par ailleurs extrêmement intéressant, Aux Armes, historiens. Deux siècles d'histoire de la Révolution française (1990, traduction française La Découverte, 2007), porte complètement à faux. Furet n'a jamais relativisé ni la démocratie, ni la Révolution française, au contraire, il soulignait le caractère à ses yeux indépassable de 1789 ! Au contraire encore, l'étude de la Révolution le conduisait à mettre en avant les tensions internes de la démocratie, qui constituent désormais le cadre de notre vie politique... Mais laissons cela, il faudrait simplement prendre l'habitude de lire attentivement ceux que l'on veut réfuter...
Il y a aussi, dans la Révolution, cette Terreur dont les travaux d'Anne de Mathan, spécialiste des Girondins, nous permet d'avoir une image plus précise. Anne de Mathan a publié trois témoignages exceptionnels de proscrits bordelais, sous le titre Mémoires de Terreur : l'an II à Bordeaux (Presses Universitaires de Bordeaux, 2002). J'avoue avoir été ensorcelé par le témoignage d'Abraham Furtado. Une anecdote en particulier m'a frappé : proscrit, réfugié chez les uns, chez les autres, alors que la Terreur se déchaîne, il réussit à se faire passer quelques ouvrages, dont La Guerre du Péloponnèse de Thucydide... ma curiosité s'affute à cette lecture, parce que je me souviens du mot de Raymond Aron, disant que l'histoire, comme discipline intellectuelle, n'avait pas fondamentalement changé depuis Thucydide. Abraham Furtado y trouve un passage éclairant, celui où Thucydide, dans le Livre III, décrit la guerre civile à Corcyre et son extension par contamination à d'autres cités grecques. L'analogie entre ce que décrivait Thucydide et ce qu'il était en train de vivre lui sauta alors aux yeux. Il est vrai qu'il pouvait y être aidé par la phrase suivante : les démocrates l'emportent parce que, dit l'historien antique, « les femmes les secondèrent avec intrépidité, en jetant des tuiles sur l'ennemi du haut des toits ». Cela dût évoquer les événements du 7 juin 1788, la « journée des tuiles » de Grenoble, moment important de l'agitation pré-révolutionnaire. Mais surtout, ce qui frappa notre homme, et ce dont il nous parle, c'est la subversion du langage en temps de révolution. « Les hommes en vinrent, écrit Thucydide, pour qualifier les actes, à modifier arbitrairement le sens habituel des mots. L'audace insensée passa pour du courage et du dévouement au parti, l'attentisme prudent, pour de la poltronnerie dissimulée sous des apparences honorables, et la modération, pour le masque de la lâcheté. (...) L'auteur d'un attentat réussi passait pour un grand esprit, mais on jugeait plus habile encore celui qui flairait un complot. (...) On se sentit désormais moins solidaire de ses parents que de ses camarades de parti (...) Les chefs des partis dans les cités adoptaient de séduisants mots d'ordre, égalité politique de tous les citoyens d'un côté, gouvernement sage et modéré par les meilleurs de l'autre. L'État, qu'ils prétendaient servir, étaient pour eux l'enjeu de ces luttes. Tous les moyens leur était bon pour triompher de leurs adversaires et ils ne reculaient pas devant les pires forfaits. » (Traduction de Denis Roussel.) Radicalisation et inauthenticité maximale du discours politique sont liés à la guerre civile, et une révolution violente (toutes ne le sont pas, les pouvoirs s'écroulent parfois presque seuls) n'est autre chose qu'une guerre civile pour le pouvoir. Et cela va jusqu'à la subversion du langage. Comment ne pas penser ici à 1984 et à la Ferme des Animaux, œuvres de George Orwell, qui, comme Furtado, avait été révolutionnaire, l'était d'ailleurs encore quand il écrivait 1984, comme le montre le magnifique ouvrage de John Newsinger (La politique selon Orwell, tr. fr., Agone, 2006). C'est le totalitarisme stalinien qui inspirait Orwell, qui était proche des trotskistes... radicalisation poussée jusqu'à l'absurde des mots d'ordres démocratiques, jusqu'à la subversion... Quand Furtado lisait Thucydide, il touchait du doigt l'utilité profonde de la modération et de l'État de droit, ces soubassements tout à la fois culturels et juridiques de la démocratie...
2 commentaires:
Jean-Gilles Malliarakis sur Lumière 101 explique "pourquoi il aime Mallet du Pan". Mallet du Pan est un journaliste suisse qui a assisté aux premières années de la révolution et tenté de sauver le roi.
Dans uen chronique sur Lumière 101 Jean-Gilles Malliarakisexplique "pourquoi il aime Mallet du Pan". Mallet du Pan est un journaliste suisse qui a assisté aux premières années de la révolution et tenté de sauver le roi.
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