Place de la Sorbonne, au milieu des années 1980. Il y a du
soleil, un café attend d'être bu sur une table en terrasse. Je suis étudiant en
histoire. Il y a longtemps que l'histoire m'attire, mais j'hésite encore, et
j'hésiterai longtemps, entre l'érudition dépaysante et la compréhension des
grandes tendances du monde contemporain. Entre le refuge du passé et la volonté
de me consacrer à une entreprise intellectuelle qui fasse sens.
Je n'enseigne pas encore, je ne publie pas encore, je ne
sais pas encore qu'en m'adressant aux autres, en les formant et/ou en les
informant, en entrant en débat avec eux, je peux satisfaire à toutes ces
requêtes, je peux associer le plaisir intellectuel et une forme d'engagement
public.
Devant moi, sur la table, la réédition d'un petit livre de
Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique, qui est paru pour la
première fois bien plus tôt, en 1961. Je le lis et, régulièrement, je m'arrête
et je regarde le matin ensoleiller la place de la Sorbonne, pour savourer ce
que je viens de découvrir. Je sais que "je veux faire ça". Ou plus
exactement, comme quand on découvre une profession, un parti, une association,
une Eglise, je sais que "je veux en être".
Ce n'est pas un plaisir de disciple, pas l'envie d'adhérer
purement et simplement à ce qui est dit. Ce qui m'émeut, c'est l'usage de la
raison critique, d'une raison consciente d'elle-même et de ses limites, guide
irremplaçable pourtant, guide tranquillement universel. C'est de voir un esprit
tenter sans emphase de répondre inlassablement aux grandes interrogations
kantiennes : "Que puis-je savoir ? Que dois-je faire? Que m'est-il permis
d'espérer?". Et cela à propos de l'histoire humaine, sans nier que l'unité
et le sens en restent problématiques.
Je viens de subir une vaccination intellectuelle. Non pas
contre mes propres défaillances, mais contre toutes les formes hypercritiques
de scepticisme, contre le "postmodernisme" (mot que je ne connais pas
encore), contre toutes les formes pseudoscientifiques de la cuistrerie, contre
l'anti-intellectualisme. On peut donc réfléchir comme ça, tout simplement, de
manière informée, prudemment, avec cette franchise. Je saurai plus tard que
Raymond Aron a lu Kant, qu'il garde dans son bureau un buste de Voltaire qui
lui vient de son père, qu'il a découvert en Allemagne la sagesse méthodologique
de Max Weber. Je n'ai pas même encore lu Tocqueville qu'il a pourtant largement
réintroduit en France.
Mais c'est le mélange de recul intellectuel et de refus de
la position de surplomb du maître à penser qui me touche le plus : il se
communique immédiatement, et procure une sorte d'apaisement. Aron est à cent lieues du
rationalisme orgueilleux et dogmatique, il est un rationaliste conséquent, et donc modeste. Il sait que nous pensons en
situation. Et cela me fait revenir à la
politique.
Essayer de penser sereinement, d'arbitrer entre la certitude
et le doute, entre le possible et l'impossible, de comparer calmement les possibles, ce
réflexe fait cruellement défaut, en ce moment, au débat politique. C'est qu'il nous faut
combattre un schisme spectaculaire, ou plus exactement renforcer les rangs de
ceux qui le combattent.
L'hyper-réactivité de twitter, la rapidité de la toile, la
muflerie tranquille des interviewers, les commentaires sur les réactions à un
bout de phrase qui lui-même... tout cela produit un brouhaha passionnel où
chacun cherche à se situer au plus vite, à réagir au lieu de penser. Le
symétrique de ce bouillonnement où chacun se défend ou se défoule, c'est la
clôture sur lui-même du monde intellectuel, et le dédain qu'il prend des
questions qui agitent nos contemporains.
Le recours à la raison critique, à la raison ferme et
modeste, quand bien même nous n’en sommes que des serviteurs imparfaits, reste
encore le seul garant de la liberté intellectuelle et de notre utilité sociale.
Une raison qui n’est pas en rupture avec celle dont se servent tous nos
contemporains, qui essaie juste de se donner une rigueur dans l’analyse du
monde ou nous vivons et de l’histoire de l’humanité. Qui essaie juste de
dépasser nos sectarismes, nos entraînements, nos indignations même. Ce recours
est porteur de pluralisme et d’apaisement.
Je retourne souvent, en esprit, à cette matinée ensoleillée,
place de la Sorbonne. Chaque fois que je ressens le vertige de ce que disait
Raymond Aron sur le savoir académique : « On sait de plus en plus de
choses sur des choses de moins en moins intéressantes ». Chaque fois que
je me décourage dans la mêlée confuse d’un débat politique infantilisé et
infantilisant. Chaque fois que je me demande pourquoi j’enseigne et j’écris.
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