Dans les Pensées, maximes et anecdotes de Chamfort, publiées après sa mort survenue en 1794 (il fut victime de la Terreur), on trouve la pépite suivante :
« En France, tout le monde paraît avoir de l’esprit, et la raison en est simple : comme tout y est une suite de contradictions, la plus légère attention possible suffit pour les faire remarquer et rapprocher deux choses contradictoires. Cela fait des contrastes tout naturel, qui donnent à celui qui s’en avise l’air d’un homme qui a beaucoup d’esprit. Raconter, c’est faire des grotesques [entendre : des caricatures]. Un simple nouvelliste devient un bon plaisant, comme l’historien, un jour, aura l’air d’un auteur satirique. »
La France, terre non seulement des contrastes, mais des contradictions… Lecture pessimiste : le pays est souvent schizophrène, et pour cela très difficile à réformer. Lecture optimiste : surmonter les contradictions, les tensions, implique un dépassement créateur. De ce point de vue, la liberté intellectuelle n’existe que dans les tensions, dans les failles logiques. Lecture encore plus optimiste : on peut rêver d’un équilibre, d’un état social qui tenterait d’assumer des requêtes contradictoires…
La France politique est bien cette terre des tensions longtemps poussées au maximum entre tradition et modernité, entre religiosité et laïcité, entre aspirations monarchiques et idéal républicain, entre égalitarisme et libéralisme. Peut-être s’y est-elle un peu épuisée, et peut-être la synthèse gaulliste, un temps créatrice, l’a-t-elle endormie.
Les tensions françaises – je pense à celle entre ordre et liberté dans laquelle Éric Anceau voit l’enjeu majeur du XIXe siècle – ont longtemps été, poussées à l’extrême, celles de tous les puissances. Est-ce encore le cas ? Aujourd’hui, ce jeu infini des tensions franco-françaises est confronté à des dynamiques qui le dépassent. Si l’on suit François Furet, Francis Fukuyama et Ernst Nolte (en laissant pour aujourd’hui de côté la question chez ce dernier de la connexion entre communisme et nazisme, qui a suscité d’infinis débats), il n’y a au fond qu’une révolution, au double visage, celle de l’affirmation de la démocratie libérale couplée avec le capitalisme, qu’on pourrait résumer par l’avènement de l’individualisme moderne. Le communisme comme le fascisme auraient été des réactions à cette révolution (et aux problèmes qu’elle posait). Peut-être pourrait-on enrichir ces grandes pensées en y réintroduisant la nation ; le défi politique de notre temps est sans doute, pour chaque pays, d’exploiter l’ensemble de ses ressources propres afin de créer une version de cette modernité, pas forcément incompatible avec les autres, qui permette à la nation de n’être pas seulement objet, mais partie prenante, contributrice pour elle et pour les autres, de ce grand processus démocratico-libéral.
En effet, on le sait depuis Tocqueville (et même bien avant, si l’on lit Rousseau), la grande révolution contemporaine a elle-même ses tensions : ses lignes de force, sa légitimité, mais aussi ses failles et ses insuffisances. Elle est à la fois irréversible et indéterminée – je ne suis pas sûr qu’au fond de nos tensions franco-françaises ne se trouvent pas bien des orientations fécondes.
Je ne donnerai qu’un exemple : la natalité. La France est ici la dépositaire de deux héritages : celui d’abord d’un consensus sur la politique familiale, qui naît à la fin des années 1930, alors que gauches et droites sont persuadées que la dénatalité est un fléau, et qui se prolonge jusqu’à la fin des années 1960. Celui ensuite des années 1960 et 1970, quand l’émancipation de la femme devient une priorité : la France réussit ainsi à combiner aujourd’hui un taux de natalité plus fort que celui de ses voisins européens et un bon accès des femmes aux études supérieures et aux emplois qualifiés, même si bien des progrès peuvent être réalisés. Ici, c’est nous qui pouvons servir de modèle à l’Allemagne, à l’Espagne, à l’Italie, où l’investissement par les femmes de la vie professionnelle et des emplois qualifiés a coïncidé avec une baisse dramatique de la natalité.
2 commentaires:
Que pensez-vous de l'analyse que fait Marcel Gauchet de cette "unique révolution", celle de l'individualisme, dans ses deux derniers livres sur "l'avènement de la démocratie"?
Cher Bruno
Je pense que l'analyse de Gauchet sur la démocratie fait partie d'une des grandes oeuvres qui permettent de comprendre notre époque, comme celle de François Furet. Par contre je pense que ce qui reste à faire est de démêler ce qui est Français de ce qui est universel dans les difficultés e la démocratie contemporaine - comme de penser les limites du désenchantement.
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