Je cherche à faire deux choses dans ce blog : combattre les mythes politiques qui paralysent la pensée et nous empêchent de comprendre notre pays et notre époque, mais aussi contribuer à dissiper, par la réflexion, l’espèce de dépression collective dans laquelle nous sommes plongés depuis une vingtaine d’années. J’essaie toujours de répondre aux grandes questions kantiennes : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? et surtout : Que m’est-il permis d’espérer ?
Aujourd’hui, je voudrais m’attaquer au « mythe consulaire », dans la lignée de ce que disait Jean Tulard, quand il plaçait Napoléon à l’origine du « mythe du sauveur » hantant la vie politique française (s’incarnant ensuite dans Louis-Napoléon Bonaparte, Thiers, Clemencau, Pétain, De Gaulle…)
Pourquoi « mythe consulaire » ? Parce qu’il s’appuie sur l’œuvre de Napoléon Bonaparte entre novembre 1799 (coup d’État du 18 Brumaire) et mai 1804 (établissement de l’Empire). Un général de 30 ans, en quelques années, règle alors tous les dossiers pendants, en politique intérieure comme en politique extérieure, et met en place les structures administratives sur lesquelles nous vivons encore aujourd’hui. Depuis les grands déchirements de 1792, l’opinion française attendait majoritairement le retour d’un ordre politique stable, sans pour autant brader l’héritage révolutionnaire. Aujourd’hui encore, quand bien même on a un peu réévalué les efforts du Directoire, cette période et l’activité prodigieuse du Premier Consul, qui devient Consul à vie en 1802, restent très impressionnantes aux yeux des historiens.
La France de 1799 était profondément dépolitisée, ce qui permettait à Napoléon Bonaparte de tenter une fusion des élites traditionnelles et des élites issues de la Révolution française, tout en s’appuyant sur les unes contre les autres. Jamais ne se constituait une véritable opposition, et les projets napoléoniens rencontraient peu d’obstacles. Les réformes tous azimuts s’enchaînaient, et furent durables, structurant profondément la réalité nationale. Bref, la volonté politique semblait toute puissante, ce qui, dans un pays dont l’unité même avait été forgée par l’État monarchique, ne pouvait laisser personne indifférent.
Pourtant, ces succès avaient des conditions : les bouleversements révolutionnaires, tout d’abord, qui avaient détruit tous les contre-pouvoirs, et produit un grand déblaiement, qui rendait à la fois possible et nécessaire une œuvre de reconstruction ; la dépolitisation que nous avons évoquée, ne laissant à ceux qui désiraient agir d’autre choix que le ralliement au pouvoir ; le prestige militaire à la racine du charisme napoléonien, qui solidarisait un homme et la nation, et mobilisait le vieux fonds monarchique, encore très présent dans les mentalités françaises. Certaines de ces conditions (comme la dépolitisation et l’absence d’opposition) n’étaient que temporaires. D’autres allaient mener l’Empire à une politique suicidaire…
N’importe, le pli était pris : toutes les périodes de tension, tous les moments d’intense frustration politique verraient ressurgir le mythe consulaire : il nous faut un homme, un chef décidé, qui s’entoure des meilleurs, et tout ira vite. Les premières années de la Cinquième République, résolues et intensément réformatrices donna une nouvelle force au mythe consulaire. La volonté politique, par elle-même, pourrait tout, s’imprimant dans la société comme dans une cire molle, pour la marquer durablement, tout en communiquant magiquement son dynamisme à la communauté nationale. Le mythe consulaire, c’est aujourd’hui le « grand soir » de la droite.
Alors, posons une question (les questions sont les impertinences de l’intellectuel) : Napoléon aurait-il pu faire n’importe quelle politique au temps du Consulat ? De Gaulle aurait-il pu faire n’importe quelle politique en 1958 ? Non, bien sûr, si l’on suit attentivement leur action au pouvoir : ils ont réussi quand ils ont répondu aux attentes de la société, quand ils ont fait des choix clairs à l’intérieur de ce qui était possible. La centralisation napoléonienne reprend l’effort de la monarchie administrative, le code civil utilise les travaux des juristes de l’Ancien Régime, et Portalis lui-même est issu du Parlement d’Aix ; De Gaulle se rallie à la construction européenne et y voit un outil de modernisation de la France. Le génie des grands politiques, ce n’est pas de violenter une société, c’est d’orienter, de donner des priorités dans la gamme des possibles, dans un mélange de convictions et de pragmatisme. Bien sûr, les grands politiques font des paris : mais le fait que ces paris soient perdus ou gagnés montre assez le poids du réel.
On ne peut jamais compter sur un mythe : il est là sans y être et se dérobe quand on veut s’appuyer dessus. Il aurait pu, le mythe consulaire, juste après l’élection de Nicolas Sarkozy, créer le fameux « choc de confiance ». Il n’était pas au rendez-vous, peut-être parce que la situation, difficile, n’est pas encore assez catastrophique : un déclassement n’est pas un écroulement. Et même s’il avait été au rendez-vous, ce « choc de confiance » n’aurait pas dispensé non pas seulement d’avoir un diagnostic sur la crise de la société française, mais de connaître ses attentes, et surtout de choisir parmi des attentes contradictoires, qui représentent, pour les gouvernants, la gamme des possibles.
Quelles sont aujourd’hui nos raisons d’espérer ? Toute tentative de réforme, même inaboutie, et plus généralement tout ce qui peut permettre au pays de s’adapter à la nouvelle donne mondiale est bon à prendre. L’impopularité même du pouvoir pourrait le dissuader de s’attarder dans la quête fébrile et suicidaire d’une popularité qui se dérobe ; l'Élysée de ce point de vue s'aligne sur Matignon.
Il n’y aura pas de miracle, dans la mesure où la Cinquième République reste ce régime de hauts fonctionnaires coupés de la société française, où les dirigeants politiques et économiques continuent de rêver d’une évacuation du risque par une pseudo-rationalisation bureaucratique, où les intellectuels restent majoritairement dans une contestation moraliste et sans projet, où la centralisation parisienne impose aux médias un conformisme inoffensif dans son contenu immédiat et paralysant dans ses effets, et où notre monarchie élective met cruellement en relief les fragilités du dirigeant, surtout quand celui-ci refuse (ce qui est courageux) la facilité d’une présidence en retrait garante d’immobilisme.
Cependant, affiner la pensée de la réforme, retisser les liens entre le pays et ses élites, tout cela peut se faire à partir du moment où le lourd vaisseau de l’État se remet en marche. Mon ami Gilles Ferragu m’a dit un jour que le drame des réformateurs français était qu’ils avaient une rhétorique révolutionnaire – c’est-à-dire qu’ils ne disaient jamais ce qui marchait, et ce qu’il fallait conserver. Sans doute la réforme elle-même est-elle souvent bureaucratico-révolutionnaire par chez nous, parfois plus brutale qu’efficace… mais il faut bien commencer avec le pays tel qu’il est. Un homme ne fait pas tout, une majorité ne fait pas tout, c’est pour cela qu’il faut guetter non seulement le devenir de la droite, mais celui de la gauche française. Tous les partis de gouvernement cherchent la conciliation entre la spécificité française et les exigences de la modernisation, et les demi-succès sont préférables à l'immobilisme. Si nous nous délivrons du « mythe consulaire », ce n’est pas pour basculer dans le nouveau mythe du « modèle scandinave », qui ne vaut guère mieux. C'est pour que le débat porte sur ce qu'il faut conserver et ce qu'il faut changer, sur les points où il faut être intransigeants et ceux où la négociation est possible - c'est surtout pour comprendre que la réforme est une longue marche, semée d'embûches, et que l'on ne peut s'en remettre à un "sauveur", qui règlerait tout en quelques années.
Aujourd’hui, je voudrais m’attaquer au « mythe consulaire », dans la lignée de ce que disait Jean Tulard, quand il plaçait Napoléon à l’origine du « mythe du sauveur » hantant la vie politique française (s’incarnant ensuite dans Louis-Napoléon Bonaparte, Thiers, Clemencau, Pétain, De Gaulle…)
Pourquoi « mythe consulaire » ? Parce qu’il s’appuie sur l’œuvre de Napoléon Bonaparte entre novembre 1799 (coup d’État du 18 Brumaire) et mai 1804 (établissement de l’Empire). Un général de 30 ans, en quelques années, règle alors tous les dossiers pendants, en politique intérieure comme en politique extérieure, et met en place les structures administratives sur lesquelles nous vivons encore aujourd’hui. Depuis les grands déchirements de 1792, l’opinion française attendait majoritairement le retour d’un ordre politique stable, sans pour autant brader l’héritage révolutionnaire. Aujourd’hui encore, quand bien même on a un peu réévalué les efforts du Directoire, cette période et l’activité prodigieuse du Premier Consul, qui devient Consul à vie en 1802, restent très impressionnantes aux yeux des historiens.
La France de 1799 était profondément dépolitisée, ce qui permettait à Napoléon Bonaparte de tenter une fusion des élites traditionnelles et des élites issues de la Révolution française, tout en s’appuyant sur les unes contre les autres. Jamais ne se constituait une véritable opposition, et les projets napoléoniens rencontraient peu d’obstacles. Les réformes tous azimuts s’enchaînaient, et furent durables, structurant profondément la réalité nationale. Bref, la volonté politique semblait toute puissante, ce qui, dans un pays dont l’unité même avait été forgée par l’État monarchique, ne pouvait laisser personne indifférent.
Pourtant, ces succès avaient des conditions : les bouleversements révolutionnaires, tout d’abord, qui avaient détruit tous les contre-pouvoirs, et produit un grand déblaiement, qui rendait à la fois possible et nécessaire une œuvre de reconstruction ; la dépolitisation que nous avons évoquée, ne laissant à ceux qui désiraient agir d’autre choix que le ralliement au pouvoir ; le prestige militaire à la racine du charisme napoléonien, qui solidarisait un homme et la nation, et mobilisait le vieux fonds monarchique, encore très présent dans les mentalités françaises. Certaines de ces conditions (comme la dépolitisation et l’absence d’opposition) n’étaient que temporaires. D’autres allaient mener l’Empire à une politique suicidaire…
N’importe, le pli était pris : toutes les périodes de tension, tous les moments d’intense frustration politique verraient ressurgir le mythe consulaire : il nous faut un homme, un chef décidé, qui s’entoure des meilleurs, et tout ira vite. Les premières années de la Cinquième République, résolues et intensément réformatrices donna une nouvelle force au mythe consulaire. La volonté politique, par elle-même, pourrait tout, s’imprimant dans la société comme dans une cire molle, pour la marquer durablement, tout en communiquant magiquement son dynamisme à la communauté nationale. Le mythe consulaire, c’est aujourd’hui le « grand soir » de la droite.
Alors, posons une question (les questions sont les impertinences de l’intellectuel) : Napoléon aurait-il pu faire n’importe quelle politique au temps du Consulat ? De Gaulle aurait-il pu faire n’importe quelle politique en 1958 ? Non, bien sûr, si l’on suit attentivement leur action au pouvoir : ils ont réussi quand ils ont répondu aux attentes de la société, quand ils ont fait des choix clairs à l’intérieur de ce qui était possible. La centralisation napoléonienne reprend l’effort de la monarchie administrative, le code civil utilise les travaux des juristes de l’Ancien Régime, et Portalis lui-même est issu du Parlement d’Aix ; De Gaulle se rallie à la construction européenne et y voit un outil de modernisation de la France. Le génie des grands politiques, ce n’est pas de violenter une société, c’est d’orienter, de donner des priorités dans la gamme des possibles, dans un mélange de convictions et de pragmatisme. Bien sûr, les grands politiques font des paris : mais le fait que ces paris soient perdus ou gagnés montre assez le poids du réel.
On ne peut jamais compter sur un mythe : il est là sans y être et se dérobe quand on veut s’appuyer dessus. Il aurait pu, le mythe consulaire, juste après l’élection de Nicolas Sarkozy, créer le fameux « choc de confiance ». Il n’était pas au rendez-vous, peut-être parce que la situation, difficile, n’est pas encore assez catastrophique : un déclassement n’est pas un écroulement. Et même s’il avait été au rendez-vous, ce « choc de confiance » n’aurait pas dispensé non pas seulement d’avoir un diagnostic sur la crise de la société française, mais de connaître ses attentes, et surtout de choisir parmi des attentes contradictoires, qui représentent, pour les gouvernants, la gamme des possibles.
Quelles sont aujourd’hui nos raisons d’espérer ? Toute tentative de réforme, même inaboutie, et plus généralement tout ce qui peut permettre au pays de s’adapter à la nouvelle donne mondiale est bon à prendre. L’impopularité même du pouvoir pourrait le dissuader de s’attarder dans la quête fébrile et suicidaire d’une popularité qui se dérobe ; l'Élysée de ce point de vue s'aligne sur Matignon.
Il n’y aura pas de miracle, dans la mesure où la Cinquième République reste ce régime de hauts fonctionnaires coupés de la société française, où les dirigeants politiques et économiques continuent de rêver d’une évacuation du risque par une pseudo-rationalisation bureaucratique, où les intellectuels restent majoritairement dans une contestation moraliste et sans projet, où la centralisation parisienne impose aux médias un conformisme inoffensif dans son contenu immédiat et paralysant dans ses effets, et où notre monarchie élective met cruellement en relief les fragilités du dirigeant, surtout quand celui-ci refuse (ce qui est courageux) la facilité d’une présidence en retrait garante d’immobilisme.
Cependant, affiner la pensée de la réforme, retisser les liens entre le pays et ses élites, tout cela peut se faire à partir du moment où le lourd vaisseau de l’État se remet en marche. Mon ami Gilles Ferragu m’a dit un jour que le drame des réformateurs français était qu’ils avaient une rhétorique révolutionnaire – c’est-à-dire qu’ils ne disaient jamais ce qui marchait, et ce qu’il fallait conserver. Sans doute la réforme elle-même est-elle souvent bureaucratico-révolutionnaire par chez nous, parfois plus brutale qu’efficace… mais il faut bien commencer avec le pays tel qu’il est. Un homme ne fait pas tout, une majorité ne fait pas tout, c’est pour cela qu’il faut guetter non seulement le devenir de la droite, mais celui de la gauche française. Tous les partis de gouvernement cherchent la conciliation entre la spécificité française et les exigences de la modernisation, et les demi-succès sont préférables à l'immobilisme. Si nous nous délivrons du « mythe consulaire », ce n’est pas pour basculer dans le nouveau mythe du « modèle scandinave », qui ne vaut guère mieux. C'est pour que le débat porte sur ce qu'il faut conserver et ce qu'il faut changer, sur les points où il faut être intransigeants et ceux où la négociation est possible - c'est surtout pour comprendre que la réforme est une longue marche, semée d'embûches, et que l'on ne peut s'en remettre à un "sauveur", qui règlerait tout en quelques années.
4 commentaires:
D'après vous, le "sarkozysme", en tant qu'attitude politique, aura-t-elle un avenir ?
J'entends, comme le gaullisme par exemple. Le chiraquisme s'est quant à lui éteint avec le personnage ! Personne ne s'y revendique plus...
En cela, et ma réponse est personnellement oui, si le "sarkozysme" devient une sorte de philosophie politique, alors on pourra peut etre qualifier de mythe fondateur Nicolas Sarkozy. Car si certains hommes politiques ou citoyens se revendiqueront dans l'après sarkozy comme des "sarkozystes", c'est qu'il aura marqué son temps.
Votre avis ?
Pour répondre au lecteur anonyme : a mon sens, le sarkozysme pour l'instant est surtout une stratégie de conquête du pouvoir (fédération des différents discours de droite avec accent sur la rupture), un discours de volontarisme politique et une manière particulière de gérer la fonction présidentielle, en instant sur son implication dans tous les dossiers. Cependant, je ne vois pas de philosophie politique à l'arrière plan ; il y a bien la doctrine national-synthétique d'Henri Guaino, mais elle est couplée avec un discours plus libéral. Les influences mitterrandiste (l'ouverture) et chiraquienne (la tentative de camper sur certains thèmes de gauche) ne clarifient pas l'ensemble. Pas de quoi faire un mythe fondateur, par contre, Nicolas Sarkozy, s'il réussissait sur quelques dossiers significatifs, pourrait marquer le début d'un tournant réformateur.
Merci pour votre question !
mythe consulaire que d'aucun traduiraient, aujourd'hui, par monarchie élective ou présidence impériale... je ne partage pas ta vision un peu désabusée de la cinquième. si le régime comporte indiscutablement des freins (le rôle de la haute fonction publique et sa formation désormais anachronique), il a également des virtualités forte, du fait d'une constitution qui ne ferme pas complètement la porte à une stratégie en rupture, et à la possibilité de bouleverser, parfois, la routine politicienne. A mon sens, les propositions de N. Sarkozy quant à une révisiond ela constitution nous amènent vers un modèle anglo saxon... et posent la question désormais du doublon président/chef du gouvernement. C'est un choix et une volonté de rationnaliser la vie politique (le spectre du bipartisme à la française hante l'UMP et le PS), mais également un raidissement par rapport au système de la cinquième. Faut-il l'encourager ou le critiquer ? c'est un saut dans le noir, mais au moins l'indication d'une évolution.
en général, les attitudes politiques meurent avec leur titulaire... je ne crois pas plus à une pérénnité du sarkozysme qu'à celle du gaullisme, même décliné en gaullimse de gauche, de droite, social ou écolo..., et en raisonnant en terme d"attitude politique, on se limite à rejouer constamment la même partition... c'est dangereux si le morceau a changé !
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