Une ancienne étudiante, Claire de Roux, m'a demandé de répondre à une fausse interview pour sa formation. Les questions, pertinentes, m'ont intéressé. Voici donc mes réponses.
Selon vous, y-a-t-il une récupération politique et idéologique de
« la montée du racisme » ?
C’est toujours délicat de distinguer chez les hommes politiques ce qui
relève de la conviction et du calcul stratégique, parce que leur position les
oblige toujours à mêler les deux choses. Il est certain que la gauche au
pouvoir a intérêt dans une certaine mesure à une montée de l’extrême droite, de
même que la droite au pouvoir a intérêt à une montée de l’extrême gauche. Mais
la gauche est sincèrement opposée à l’extrême droite, et la droite à l’extrême
gauche. L’antiracisme évoque un peu l’antifascisme, et il est forcément
mobilisateur à gauche. Mais ce n’est pas Christiane Taubira qui a orchestré les
attaques racistes contre elle ! Bien sûr que d’en être victime lui assure
des sympathies dans toute l’opinion républicaine. Par contre, je ne crois pas
qu’il y ait moyen pour le président de la République et le premier ministre de
se refaire une santé politique à partir de cela ; les raisons du divorce
avec l’opinion sont trop profondes, et l’image de faiblesse qu’à tort ou à
raison on leur associe fait qu’ils ne peuvent pas mobiliser autour d’eux.
Beaucoup sont prêts à défendre l’esprit républicain dans ce climat délétère,
mais ils ne peuvent (en tout cas pour l’instant) en être personnellement l’incarnation.
Les attaques répétées contre Christiane Taubira sont-elles un des signes
que le racisme n’a pas reculé ?
Indubitablement. Elles sont aussi un signe que les gens « se
lâchent ». Twitter (plus globalement internet) est un outil remarquable,
mais il a pour inconvénient de permettre à la fois l’anonymat et la levée des
inhibitions. D’autre part, on a depuis quelques années l’impression (qui n’est
pas inédite dans l’histoire de France) que tout est permis dès lors que l’on
attaque élus et gouvernants. Il y a des racistes en France, la chose est
ancienne et certaine, et ils osent davantage se montrer à visage découvert et
attaquer des personnalités officielles.
Par contre, je refuse l’idée que « la France est raciste ».
D’abord, la France, c’est 65 millions de personnes. Si on veut lui attribuer
une orientation, il faut se tourner vers les décisions prises en son nom par
les autorités. La France est une terre d’accueil pour des populations venues de
l’ensemble de la planète, elle a un contact historique fort avec l’Afrique qui
a mon avis est devenu partie prenante de son identité nationale, elle consacre
des efforts remarquables à l’intégration des immigrés. De ce point de vue, elle
peut être un exemple pour des pays qui découvrent les problèmes d’intégration
sans avoir sa tradition historique.
Y-a-t-il de nouveaux populismes identitaires en France
aujourd’hui ?
Oui. Quand on ne sait pas ce qu’on doit faire, on se replie sur ce
qu’on est. Ce mouvement de bascule entre l’ouverture sur l’avenir et l’identité
est normal s’il n’est pas trop ample et s’il est pendulaire. Or depuis la fin
des années 1980, l’opinion publique sent confusément que les adaptations
nécessaires à la nouvelle donne (mondialisation, chute du mur de Berlin) ne
sont pas faites ou sont faites à reculons et a minima. Les élites ont largement
renoncé à la pédagogie politique et à tenir un discours de vérité, et en sont
venues à penser que le problème ne venait pas d’elles et de leur lâcheté, mais
du pays. A droite, on ne le trouve pas assez libéral, à gauche, on le trouve
« franchouillard » et replié sur lui-même. Droites et gauches
radicales méprisent aussi le pays, mais plus subtilement, en lui tenant un
discours « victimaire ». Quand les élites deviennent trop
conservatrices, l’opinion devient réactionnaire, gouvernée par la peur de
l’avenir et très défiante vis-à-vis des responsables.
Le populisme correspond à la fois à une demande de satisfaction
immédiate des besoins du « peuple », comme le dit Guy Hermet, et à
une critique des élites accusées de sacrifier « le peuple » à leurs
propres intérêts. Il peut prendre une forme nationaliste, d’autant plus que la
construction européenne en est venue à incarner la contrainte de la nouvelle
donne. Inapte à formuler un projet
positif, il peut « mobiliser contre » assez facilement, et gêner
considérablement l’action des partis de gouvernement (que celle-ci soit bonne
ou mauvaise). Il est aussi très corrosif par rapport à l’idée de
citoyenneté : le citoyen devient juste un consommateur insatisfait.
La seule manière de
le contrebalancer consiste pour les partis de gouvernement (à gauche, au
centre, à droite) à proposer une offre politique cohérente : un leader,
une équipe, de grands choix, une pédagogie, une mobilisation des passions
nobles (patriotisme, souci de l’autre, esprit de service…) et (avec modération !)
de certains passions basses (goût du clivage, de l’affrontement, du
spectaculaire). Cela, les politiques savent généralement le faire. Mais le PS
et l’UMP n’ont ni leader, ni ligne, et le centre fraîchement réunifié a deux
leaders et pas encore de discours audible au niveau national. Tant que les
partis politiques n’ont pas clairement un leader, un ligne majoritaire et une
opposition interne d’une loyauté minimale, capable d’animer le débat et
d’attendre son heure sans se livrer à un sabotage interne, ils demeurent
inaudibles.
Il y a trente ans, en 1983, avait lieu la Marche pour l’égalité et
contre le racisme, le contexte était- il différent ?
Les socialistes étaient au pouvoir depuis 1981, la question dite
« des banlieues » venait de surgir dans l’espace public, le FN venait
de commencer son essor avec les municipales de Dreux, et on pouvait encore
penser que l’antiracisme suffirait à empêcher son installation. La marche de
1983 doit beaucoup à la Cimade, association œcuménique d’origine protestante,
et à la mobilisation des « beurs » eux-mêmes. Dès 1984, la création
de SOS racisme accroît la mobilisation antiraciste mais au prix d’une
instrumentalisation politique par le PS, dont témoignent les rôles joués par
Julien Dray (venu du trotskysme) et Harlem Désir. L’antiracisme n’a pas empêché
l’enracinement du FN, mais il serait abusif d’y voir la cause de son
essor ; encore aujourd’hui, je trouve que l’argument qui consiste à dire
que l’apologie du multiculturalisme ferait monter l’extrême droite est très contestable et assez toxique.
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