Depuis
qu’il y a une opinion politique – et cela fait bien longtemps – la tentation
est grande de souffler sur les braises, d’attiser les mécontentements, de
surfer dessus pour parvenir au pouvoir. Mobiliser contre, la chose est
relativement aisée. On agrège ainsi tous les sujets de mécontentements. Je me
souviens d’une discussion au café, en 2005, avec un ami universitaire, en plein
cœur de la campagne sur le traité constitutionnel. Cet homme de droite, à égale
distance du libéralisme et du conservatisme, illustration de ce catholicisme traditionnel qui a survécu
aux assauts de « l’év-angélisme » politique des années 1970 et
1980, militait pour le « non » et me disait à peu près ceci :
« Nous allons poser les
bases d’un rassemblement politique du camp du « non ». Il nous faut
plus de libéralisme à l’intérieur et plus de protectionnisme à l’extérieur, et
remettre en chantier un nouvel ordre monétaire mondial. »
Mis en regard de la composition
du camp du « non », ces espérances me semblaient irréalistes. Qu’y
trouvions-nous alors ? Les troupes de la CGT, le parti communiste, la
gauche sincère ou stratégico-stratégique du parti socialiste, qui affichaient
une hostilité au libéralisme ; des tenants d’une laïcité de combat et des
catholiques bouillants, qui ne se retrouvaient que dans l’hostilité à
l’Islam ; des souverainistes qui se réclamaient de l’héritage gaulliste,
des membres de l’extrême droite hostiles à toutes les formes de mondialisation ;
quelques libéraux anti-keynésiens et quelques orphelins du « libéralisme
d’État » à la française (dont mon interlocuteur) ; des démocrates
sincères hostiles au côté technocratique de la construction européenne.
Parmi les électeurs, des citoyennes
et des citoyens troublés par la complexité du traité, inquiets de son
éventuelle irréversibilité, déçus par
les partis de gouvernement dont les dirigeants prônaient le « oui »,
gênés de ne pas avoir le choix entre deux projets (ce qui aurait été diplomatiquement
impossible). Pas mal de dynamisme et de créativité (je me souviens du clip où
l’on voyait une jeune mariée coiffée d’un bonnet phrygien, demandant pourquoi
on lui demandait de dire « oui » alors qu’elle n’avait pas le droit
de dire « non »).
Face à cela, un camp du
« oui » se contentant de marteler que le « non » serait une
catastrophe, sans mesurer le besoin de se désennuyer, de se changer les idées,
de se défouler qui peut tarauder des électeurs et qu’ils attisaient
involontairement. Un camp du « oui » (et j’en sais quelque chose,
j’en étais) qui à force de se présenter comme celui de la responsabilité et de
l’intelligence sans faire campagne sur le fond des choses se mettait bien des
gens à dos. Un camp appuyé sur un secrétaire général du PS (François Hollande)
ouvertement désavoué par une partie de ses troupes « nonistes »
(Jean-Luc Mélenchon, Laurent Fabius), sur un président de la République arrivé
à l’âge où l’on sait trop de choses pour avoir l’influx nécessaire à la lutte
et un premier ministre carbonisé.
Un camp qui en outre devait
accomplir la tâche la plus difficile : défendre ce qui existe, avec son
lot d’imperfections, face à ceux qui pouvaint se dispenser de toute perspective
réaliste et vendre des « plans B ».
J’interrogeai mon
interlocuteur : au-delà de la victoire « noniste » qui était
déjà largement prévisible, comment pouvait-on rassembler un camp sans leader,
sans organisation stable, sans projet défini ? Au-delà du
« formidable moment de démocratie » que l’on nous sert pour qualifier
les moments où tout le monde se hurle à la face
et où les énormités volent bas, il était peu probable qu’on ait jamais
l’occasion de célébrer rétrospectivement 2005 comme l’an I d’une nouvelle ère de la politique nationale. Mais mon collègue m’avait redit son
optimisme. Il sentait bien qu’il allait gagner la première manche.
Je repense souvent à cette
conversation pourtant peu mémorable, parce qu’elle illustre l’éternelle
tentation de la politique du pire. Attiser les mécontentements, s’en faire le
porte-parole, cela n’est pas simple, mais c’est faisable. Accroître les
divisions de la nation, faire monter l’exaspération plus ou moins désintéressée
des électeurs, cela peut être utile pour faire échouer un projet ou chuter un
gouvernement. Auguste Comte le savait déjà : il faut moins d’énergie pour
désorganiser que pour organiser. Si la politique du pire donne bien souvent le
pire des résultats, c’est qu’au moment de profiter du désordre ainsi attisé,
les Machiavels d’estrade mesurent leur solitude et la difficulté de faire
adhérer à un projet précis la foule des mécontents. Tout le monde n’est pas le
général de Gaulle après la crise du 13 mai 1958.
On les retrouve alors guettant
des catastrophes, de grandes crises qui les dispenseraient d’avoir à s’immerger
dans le négatif, des situations cataclysmiques qui valideraient d’un coup
toutes les critiques qu’ils ont émises, et feraient d’eux des recours. Il est
facile de leur jeter la pierre. Peut-être ont-ils raison de se confier ainsi à
la fortune, qui sait ?
Mais dans le cours de la
politique « normale », face à des problèmes qui sont souvent très
prosaïques, face aux soins continuels que requièrent la sauvegarde d’une
communauté nationale toujours au bord de l’éparpillement et glissant sur la
pente douce d’un déclin relatif, l’énergie qu’ils mettent à souffler sur les
braises me semble bien perdue pour le pays.
2 commentaires:
Quels meilleurs souvenirs que les discussions au café ? Elles ont quelque chose de magique, car là, autour de la table, envoutées par le doux arôme, les idées gagnent en force, en cohérence, en potentialité. Au café, tout est possible, tout est réalisable. Parfois, malheureusement, la réalité rattrape le rêve et le transforme en cauchemar. C'est ainsi que Jaurès meurt, au café. Lorsque le tragique n'est pas au rendez-vous, c'est alors - comme vous le décrivez admirablement - le prosaïque, la banalité du quotidien, qui rattrape le rêve, et le dissipe. Dans tous les cas, les discussions au café perdent de leur force, de leur cohérence, et, rétrospectivement, de leur magie, par cette distance avec le réel. Et pourtant, c'est de ces discussions au café dont on se souvient toujours - n'est-ce pas étonnant ? -, et ceci leur confère quelque chose d'essentiel, de presque nécessaire. Peut-être est-ce la contingence de la vie la vraie fautive, par la difficulté que cette dernière éprouve à coller aux discussions de cafés...
Magnifique commentaire, cher Frédéric, et d'une vraie poésie. Moi aussi j'ai de la tendresse pour ces discussions. Elles nous éclairent autant qu'elles nous déçoivent, et j'essaie d'en retrouver quelque chose dans ce blog. L'écart entre nos schémas et le réel, je l'aime et j'ai l'impression que quelque chose d'essentiel s'y joue.
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