mardi 11 août 2009

Bentham, un démocrate antimystique


Le personnage de Bentham (1748-1832) est fascinant, parce que ce penseur ô combien original a voulu à la fois fonder une science de l’homme en société et organiser la société selon des principes démocratiques. Comme pour Stirner l’autre fois, si nous cherchons ce qu’il y a de spirituel dans la démocratie, Bentham est pour nous un « bon client », mais malgré lui, puisqu’il a voulu fonder un ordre démocratique en tentant de se passer de toute dimension spirituelle.
Bentham est aussi un bon client pour les professeurs d’histoire des idées politiques en quête d’anecdotes croustillantes : sa momie trône dans la salle d’administration de l’Université qu’il a fondée à Londres, et il s’est fait disséquer devant ses étudiants pour servir la science. Il est aussi l’auteur du célèbre « panoptique », une prison dont les cellules, donnant sur une cour centrale, sont ouvertes : un gardien peut ainsi surveiller mille cellules… mais ce n’est pas ce qui nous retient aujourd’hui.
Bentham pensait avoir compris ce qui motivait le comportement de l’homme en société : celui-ci recherchait le plaisir (ou bien-être) et fuyait la peine (ou la douleur). Plaisirs et peines pouvaient faire l’objet d’un calcul. Chacun suivait ainsi son « utilité ». L’homme de Bentham, c’est l’homo oeconomicus de l’économie politique classique dont le champ se trouve étendu à tous les domaines de la vie. Mais il n’en tirait pas une vision individualiste de la société.
Son souci était en effet, depuis le début de sa vie intellectuelle, de chercher ce qui faisait qu’une loi était bonne. Il voulait fonder cela sur des considérations strictement scientifiques. Pas question pour lui de légitimation religieuse, ni de « droit naturel », bien sûr ; il lui fallait des considérations quantifiables et expérimentales. D’où cette formule magique : une bonne loi était celle qui maximisait le plaisir (le bien-être) du plus grand nombre, et ne lésait que les intérêts d’une minorité de citoyens. Le principe majoritaire, trouvait une extension considérable : outrepassant le strict respect de l’intérêt individuel et des droits personnels, Bentham pouvait envisager un État redistributeur, usant d’un impôt sur l’héritage pour assurer à chacun un revenu minimum. L’État-providence à l’horizon, en quelque sorte, une démocratie à la fois socialement efficace (au moins sur le papier) et privée de toute mystique (ce qui ne désolait bien sûr pas Bentham).
Rétrospectivement, la saisie de l’aspect social d’une démocratie qu’il envisageait comme représentative, et assise sur le suffrage universel, force l’admiration, parce que ce cocktail n’a finalement pas été anticipé par beaucoup de penseurs, au contraire. Mais outre le débat philosophique qu’a tout de suite soulevé l’œuvre de Bentham (peut-on fonder une morale sur l’intérêt ? Voilà de quoi faire s’entr’égorger une bonne centaine de philosophes), les commentateurs critiques de son œuvre ont souligné un phénomène étrange : les grands principes abstraits, qu’il avait cru pouvoir évacuer par la grande porte (aimé des révolutionnaires français comme philanthrope, Bentham méprisait la déclaration de 1789), rentraient en quelque sorte par la fenêtre. Pour faire valoir sa logique majoritaire, Bentham expliquait que toutes les « utilités » individuelles se valaient, donc que tous les individus étaient égaux en dignité. Comment justifier cela, sinon par un principe d’égalité ? Et ce principe, comment le fonder ? Finalement, le mystère du collectif, du respect de l’autre, demeurait entier… pour notre plus grand plaisir.

Aucun commentaire: