Nous connaissons tous de ces personnalités particulièrement denses, que l’on aime aujourd’hui à dire « structurées », qui émergent au travers des discours les plus convenus, et trouvent toujours un moyen d’être originales, ou de s’imposer, sans paraître avoir à le chercher – et peut-être justement parce qu’elles ne le cherchent pas. Il y a en elles une force, une énergie, une prise sur le monde qui font qu’on les envie secrètement.
À lire sa correspondance, Clemenceau est de celles-là. Je suis persuadé que ce type de personnalité (dans lequel je rangerais Charles de Gaulle) sécrète une pensée politique dont le dosage entre recul et pragmatisme est d’un équilibre rare. L’édition de cette correspondance par Sylvie Brodziak et Jean-Noël Jeanneney (Paris, Laffont, 2008) livre en particulier une pépite sur laquelle je voudrais m’attarder un peu.
Le psychologue social et sociologue Gustave le Bon avait demandé à Clemenceau sa définition de la démocratie. Voici un extrait de la réponse de Clemenceau, datée du 21 mai 1914 :
« Je me casse la tête et voilà ce que je puis trouver : l’accroissement des parties de l’intelligence d’en haut filtrées par l’accroissement de l’intelligence d’en bas, pour revenir à leur point de départ en directions générales, acceptables et praticables pour l’ensemble de la nation. » (p. 480.)
Dans sa lettre, Clemenceau s’excuse de cette improvisation. Mais cette définition est intéressante à bien des titres. D’abord parce qu’elle nous délivre du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » qui pose une infinité de problèmes pratiques et définit au mieux un idéal, pour poser la vraie question : celle du rapport entre les gouvernants (« en haut ») et les gouvernés (« en bas »). Ensuite par ce qu’elle accorde une grande importance à la décision politique : l’impulsion, on le remarque, vient d’en haut. Et même plus : la proposition des décisions, des orientations, des réformes même, vient d’en haut. Nulle idée d’une mystérieuse alchimie qui produirait, « à l’écoute » des gens, une politique toute faite. Clemenceau n’aime pas le suivisme. Il rompt en 1924 avec un homme qu’il a lancé en politique et qui était venu lui expliquer qu’il était contre la loi d’amnistie, mais qu’il ne voterait par contre et se contenterait de s’absenter au moment du vote, parce que ses électeurs pourraient ne pas l’approuver. Le « je suis leur chef, il faut bien que je les suive » de Ledru Rollin, repris ensuite par Léon Jouhaux et Léon Blum, lui est étranger. La politique demeure le domaine de la conviction et du risque.
J’aime beaucoup le soulignement par Clemenceau du mot « filtrées ». Il y a bien une résistance dans la société, dans l’opinion, mais quand tout se passe bien, cette résistance n’aboutit ni au blocage ni au consentement pur et simple. Elle filtre, elle laisse passer et épure, elle simplifie, elle laisse passer ce qui est compris et qui peut susciter une adhésion minimale. Cela suppose la pédagogie d’en haut… et l’ « accroissement de l’intelligence d’en bas ». La démocratie est de ce point de vue exigeante. Je me suis demandé, en lisant cela, qui « filtrait » aujourd’hui. Pas grand-monde, me semble-t-il, tant nous campons sur nos adhésions ou nos rejets. La représentativité sociale est construite en France sur des syndicats minoritaires craignant toujours d’être débordés par leurs troupes, des médias un peu déformés par l’ultracentralisation parisienne, et un monde enseignant et universitaire largement déboussolé pour l’instant un peu bloqué dans la déploration des temps. L’État peut-il proposer de fermes directives, lui qui peine tant à se contrôler lui-même ? Il ne parvient à susciter un consensus que lorsqu’il joue les pompiers, ce qui est un peu mince.
Du choc des intelligences d’en haut et d’en bas sort, plus qu’un filtrage, un fonctionnement chaotique, où les réformes qui parviennent à s’imposer ne sont pas toujours les plus utiles. Les « directions » qui en sortent peinent à être « générales, praticables et acceptables par l’ensemble de la nation ». Mais il faut bien commencer par quelque chose. Si nous commençions par « filtrer », avec un peu de recul ?
À lire sa correspondance, Clemenceau est de celles-là. Je suis persuadé que ce type de personnalité (dans lequel je rangerais Charles de Gaulle) sécrète une pensée politique dont le dosage entre recul et pragmatisme est d’un équilibre rare. L’édition de cette correspondance par Sylvie Brodziak et Jean-Noël Jeanneney (Paris, Laffont, 2008) livre en particulier une pépite sur laquelle je voudrais m’attarder un peu.
Le psychologue social et sociologue Gustave le Bon avait demandé à Clemenceau sa définition de la démocratie. Voici un extrait de la réponse de Clemenceau, datée du 21 mai 1914 :
« Je me casse la tête et voilà ce que je puis trouver : l’accroissement des parties de l’intelligence d’en haut filtrées par l’accroissement de l’intelligence d’en bas, pour revenir à leur point de départ en directions générales, acceptables et praticables pour l’ensemble de la nation. » (p. 480.)
Dans sa lettre, Clemenceau s’excuse de cette improvisation. Mais cette définition est intéressante à bien des titres. D’abord parce qu’elle nous délivre du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » qui pose une infinité de problèmes pratiques et définit au mieux un idéal, pour poser la vraie question : celle du rapport entre les gouvernants (« en haut ») et les gouvernés (« en bas »). Ensuite par ce qu’elle accorde une grande importance à la décision politique : l’impulsion, on le remarque, vient d’en haut. Et même plus : la proposition des décisions, des orientations, des réformes même, vient d’en haut. Nulle idée d’une mystérieuse alchimie qui produirait, « à l’écoute » des gens, une politique toute faite. Clemenceau n’aime pas le suivisme. Il rompt en 1924 avec un homme qu’il a lancé en politique et qui était venu lui expliquer qu’il était contre la loi d’amnistie, mais qu’il ne voterait par contre et se contenterait de s’absenter au moment du vote, parce que ses électeurs pourraient ne pas l’approuver. Le « je suis leur chef, il faut bien que je les suive » de Ledru Rollin, repris ensuite par Léon Jouhaux et Léon Blum, lui est étranger. La politique demeure le domaine de la conviction et du risque.
J’aime beaucoup le soulignement par Clemenceau du mot « filtrées ». Il y a bien une résistance dans la société, dans l’opinion, mais quand tout se passe bien, cette résistance n’aboutit ni au blocage ni au consentement pur et simple. Elle filtre, elle laisse passer et épure, elle simplifie, elle laisse passer ce qui est compris et qui peut susciter une adhésion minimale. Cela suppose la pédagogie d’en haut… et l’ « accroissement de l’intelligence d’en bas ». La démocratie est de ce point de vue exigeante. Je me suis demandé, en lisant cela, qui « filtrait » aujourd’hui. Pas grand-monde, me semble-t-il, tant nous campons sur nos adhésions ou nos rejets. La représentativité sociale est construite en France sur des syndicats minoritaires craignant toujours d’être débordés par leurs troupes, des médias un peu déformés par l’ultracentralisation parisienne, et un monde enseignant et universitaire largement déboussolé pour l’instant un peu bloqué dans la déploration des temps. L’État peut-il proposer de fermes directives, lui qui peine tant à se contrôler lui-même ? Il ne parvient à susciter un consensus que lorsqu’il joue les pompiers, ce qui est un peu mince.
Du choc des intelligences d’en haut et d’en bas sort, plus qu’un filtrage, un fonctionnement chaotique, où les réformes qui parviennent à s’imposer ne sont pas toujours les plus utiles. Les « directions » qui en sortent peinent à être « générales, praticables et acceptables par l’ensemble de la nation ». Mais il faut bien commencer par quelque chose. Si nous commençions par « filtrer », avec un peu de recul ?
2 commentaires:
a quand le prochain article ???? on est en manque !!
Un bien bel article, bien, senti et qui, de fait, nous délivre de la sempiternelle définition de Lincoln. Clemenceau, le plus républicain des démocrates ? La définition de la démocratie est belle également en ce qu'elle dévoile sur Clemenceau lui-même et sur le peu d'illusions qu'il entretenait concernant ses contemporains. Une démocratie dirigée alors ?
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