Ceux qui lisent depuis quelque temps ces billets savent ce que je recherche : une conciliation entre la prise en compte de l’aspect pragmatique, limité de l’action politique, telle que la tradition « libérale-humaniste » l’a mise en relief, si on ose l’anachronisme, de Cicéron à Tocqueville en passant par Montesquieu, et les exigences toujours renouvelées de la politique démocratique, reposant sur la conviction de l’égalité de dignité de tous les humains et la quête de la justice (forte chez Proudhon, Michelet, Péguy d’une certaine manière, la philosophie spiritualiste, la démocratie chrétienne et le protestantisme libéral). J’ai bien conscience de ne pas être le premier à chercher un équilibre, une articulation entre libéralisme et volontarisme. C’est bien pour cela que mes investigations me conduisent au sein de toutes les familles politiques qui animent la démocratie libérale.
Ne pas être le premier, c’est en fait un atout : nous disposons de l’expérience d’innombrables et parfois d’illustres prédécesseurs, assez proches de nous et assez différents pour nous apprendre des choses – si l’histoire est bien le dialogue du même et de l’autre. Jean-Marie Mayeur vient de nous donner un Léon Gambetta. La Patrie et la République (Paris, Fayard, 2008) qui est roboratif et réconfortant, chaleureux et émouvant sous la volontaire sobriété du style.
Il nous montre un Gambetta démocrate au sens où il ambitionne de tirer toutes les conséquences politiques du suffrage universel ; qui s’adresse à l’électorat, directement, le plus possible, pas seulement pour manipuler, mais aussi, profondément, pour convaincre. Il comprend ainsi que le temps des notables est passé : il célèbre les « couches nouvelles » (nos futures classes moyennes, car de son temps ce mot désigne la bourgeoisie), aime à parler aux paysans et aux ouvriers. Jean-Marie Mayeur montre très bien ce que son radicalisme initial comporte déjà de libéralisme ; Gambetta a l’intuition que les idées libérales, pour durer, doivent se combiner à la démocratie, il sent qu’elles seront autrement condamnées à demeurer confinées dans des cénacles éclairés, mais sans prise sur le pays. Il les connaît bien, ces idées libérales, parce qu’il maîtrise bien l’histoire des grands débats parlementaires français depuis la Restauration, débats qu’il évoque aisément et qui enracinent fortement certaines de ses convictions. Certes, son ralliement au parlementarisme est le fruit d’une évolution ; mais il conçoit très tôt, en vrai libéral, la nécessité de l’alternance. Son rêve est bien, à partir d’une acceptation générale de la République, l’alternance entre un parti progressiste et un parti conservateur, dont il espère qu’elle garantira l’ équilibre et le progrès.
Contre la « république conservatrice » des notables… Il n’y a plus de notables aujourd’hui, mais il y a bien des élites closes sur elles-mêmes. (On peut même se demander si les tentatives d’ « affirmative action » ne sont pas pour ces élites un moyen de reprendre le rêve d’une « aristocratie ouverte » et ainsi pleinement légitime, à la Guizot. Pour sympathiques qu’elles puissent être, ces tentatives n’éviteront pas de repenser l’ensemble des procédures de sélection précoces qui montrent de plus en plus leurs limites.) Et le libéralisme politique, le goût du débat rationnel, risque bien de se confiner dans ces « milieux d’élites » autoproclamés, les « masses » étant abandonnées aux coups de boutoir de la communication politique.
Le patriotisme de Gambetta est décisif pour comprendre la manière dont il refuse et la clôture du libéralisme sur lui-même et la guerre des classes ; il y a une connexion intime chez lui entre démocratie, patriotisme et libéralisme. La patrie est un principe de cohésion ; et Gambetta a pu expérimenter lors de l’épisode de la Défense nationale, alors que les descendants des aristocrates vendéens, comme Cathelineau, combattaient à ses côtés, que la nation était un principe d’unité supérieur à l’adhésion complète au régime politique. Il ne pouvait trop le dire : les impératifs du combat politique lui dictaient d’associer de manière exclusive France et République tant que le régime n’était pas encore enraciné, mais je suis frappé par cet extrait d’une lettre à Ranc (extrait cité p. 285) : « Ce qui manque, je vous l’assure, dans notre parti, c’est le mens divinior de la politique républicaine, l’amour sans borne de la France.»
Cet amour inquiet, on le sent en permanence chez lui, sans qu’il prenne figure de passion aveugle. Gambetta refuse toute concession sur l’Alsace-Lorraine, mais envisage de se prêter à une rencontre avec Bismarck tant qu’il estime que le tour des provinces perdues par voie diplomatique est possible… Méfiant envers la perspective d’une alliance russe, il incline plutôt à une alliance franco-anglaise. Il est contre le nationalisme agressif, ne veut pas pousser à une guerre de revanche.
Certes, il sait manœuvrer : il fait tout pour éviter, dans les années 1870, la conjonction des centres (centre gauche autour de Thiers, centre droit orléaniste) qui fonderait une république conservatrice et élitiste, tout en poussant les républicains à la prudence, alors même qu’ils sont en progrès électoral. L’anticléricalisme lui sert souvent pour rassembler les républicains rétifs à se grouper sous sa férule, et il est mi-sincère, mi manœuvrier, mi-libéral, mi-sectaire à ce sujet. Il sait s’entourer et pousser ses amis, il sait écouter de remarquables conseillers comme Eugène Spuller. Mais rien de tout cela n’est un vaccin contre l’échec en politique…
On sait les échecs de Gambetta : il ne parvint pas à faire l’union des républicains, et le système d’alternance à l’anglaise dont il rêvait ne se mit pas en place. Mais sa mort prématurée a sans conteste diminué son influence.
Nul doute qu’il ne serait dépaysé dans notre France manifestante, lui qui oppose « la politique du suffrage universel » aux « tumultes » de la rue ; mais dans le même discours de 1876, adressé à des ouvriers, il insiste sur l’importance de la vie associative, lieu de la réflexion, de la concertation, de la délibération. Et il ajoute quelque chose de remarquable, en retournant pour récupérer le terme le reproche d’opportunisme qu’on lui fait : il ne faut selon Gambetta « s’engager jusqu’au bout dans une question que lorsqu’on est sûr d’avoir, sans conteste, la majorité du pays avec soi » (cité p. 238), après avoir rassuré les intérêts et rallié les esprits. Énorme exigence… On ne peut pas dire que la politique coloniale des années 1880 lui ait répondu. Mais la formule est très riche, parce qu’elle dit d’une part l’importance, en démocratie, des programmes, des partis politiques, de la construction d’une adhésion, de la clarté dans les choix proposés au pays, et d’autre part elle indique involontairement que tout ne peut se passer ainsi, que l’urgence ou les opportunités peuvent pousser un gouvernant à prendre des initiatives toujours périlleuses.
Ce démocrate veut, en positiviste, une démocratie « organique », régulée, progressive, non-crisique. Et c’est ce qui le différencie tôt de l’extrême gauche républicaine de l’époque. Il cherche incessamment l’appui du suffrage universel, en lequel il voit à la fois une garantie d’ordre et de progrès. On l’accuse d’aspirer au « pouvoir personnel », de pousser à la guerre… Il est mort alors qu’il commençait peut-être à prouver qu’il n’en était rien. Avec lui disparaît peut-être l’espoir d’une Troisième République plus incarnée, moins hésitante, plus démocratique, peut-être plus ouverte. Mais quelle leçon d’énergie ! Quelle capacité de rebond après chaque déception, quelle passion de la politique, de la France et de la République. C’est un bon remontant en ces temps de déprime politique que cette étude patiente, modérée et qui va bien plus loin qu’elle n’y paraît, tant elle esquisse un autre modèle républicain, bien plus passionnant, bien plus vivant que celui que nous avons l’habitude de voir invoqué.
Ne pas être le premier, c’est en fait un atout : nous disposons de l’expérience d’innombrables et parfois d’illustres prédécesseurs, assez proches de nous et assez différents pour nous apprendre des choses – si l’histoire est bien le dialogue du même et de l’autre. Jean-Marie Mayeur vient de nous donner un Léon Gambetta. La Patrie et la République (Paris, Fayard, 2008) qui est roboratif et réconfortant, chaleureux et émouvant sous la volontaire sobriété du style.
Il nous montre un Gambetta démocrate au sens où il ambitionne de tirer toutes les conséquences politiques du suffrage universel ; qui s’adresse à l’électorat, directement, le plus possible, pas seulement pour manipuler, mais aussi, profondément, pour convaincre. Il comprend ainsi que le temps des notables est passé : il célèbre les « couches nouvelles » (nos futures classes moyennes, car de son temps ce mot désigne la bourgeoisie), aime à parler aux paysans et aux ouvriers. Jean-Marie Mayeur montre très bien ce que son radicalisme initial comporte déjà de libéralisme ; Gambetta a l’intuition que les idées libérales, pour durer, doivent se combiner à la démocratie, il sent qu’elles seront autrement condamnées à demeurer confinées dans des cénacles éclairés, mais sans prise sur le pays. Il les connaît bien, ces idées libérales, parce qu’il maîtrise bien l’histoire des grands débats parlementaires français depuis la Restauration, débats qu’il évoque aisément et qui enracinent fortement certaines de ses convictions. Certes, son ralliement au parlementarisme est le fruit d’une évolution ; mais il conçoit très tôt, en vrai libéral, la nécessité de l’alternance. Son rêve est bien, à partir d’une acceptation générale de la République, l’alternance entre un parti progressiste et un parti conservateur, dont il espère qu’elle garantira l’ équilibre et le progrès.
Contre la « république conservatrice » des notables… Il n’y a plus de notables aujourd’hui, mais il y a bien des élites closes sur elles-mêmes. (On peut même se demander si les tentatives d’ « affirmative action » ne sont pas pour ces élites un moyen de reprendre le rêve d’une « aristocratie ouverte » et ainsi pleinement légitime, à la Guizot. Pour sympathiques qu’elles puissent être, ces tentatives n’éviteront pas de repenser l’ensemble des procédures de sélection précoces qui montrent de plus en plus leurs limites.) Et le libéralisme politique, le goût du débat rationnel, risque bien de se confiner dans ces « milieux d’élites » autoproclamés, les « masses » étant abandonnées aux coups de boutoir de la communication politique.
Le patriotisme de Gambetta est décisif pour comprendre la manière dont il refuse et la clôture du libéralisme sur lui-même et la guerre des classes ; il y a une connexion intime chez lui entre démocratie, patriotisme et libéralisme. La patrie est un principe de cohésion ; et Gambetta a pu expérimenter lors de l’épisode de la Défense nationale, alors que les descendants des aristocrates vendéens, comme Cathelineau, combattaient à ses côtés, que la nation était un principe d’unité supérieur à l’adhésion complète au régime politique. Il ne pouvait trop le dire : les impératifs du combat politique lui dictaient d’associer de manière exclusive France et République tant que le régime n’était pas encore enraciné, mais je suis frappé par cet extrait d’une lettre à Ranc (extrait cité p. 285) : « Ce qui manque, je vous l’assure, dans notre parti, c’est le mens divinior de la politique républicaine, l’amour sans borne de la France.»
Cet amour inquiet, on le sent en permanence chez lui, sans qu’il prenne figure de passion aveugle. Gambetta refuse toute concession sur l’Alsace-Lorraine, mais envisage de se prêter à une rencontre avec Bismarck tant qu’il estime que le tour des provinces perdues par voie diplomatique est possible… Méfiant envers la perspective d’une alliance russe, il incline plutôt à une alliance franco-anglaise. Il est contre le nationalisme agressif, ne veut pas pousser à une guerre de revanche.
Certes, il sait manœuvrer : il fait tout pour éviter, dans les années 1870, la conjonction des centres (centre gauche autour de Thiers, centre droit orléaniste) qui fonderait une république conservatrice et élitiste, tout en poussant les républicains à la prudence, alors même qu’ils sont en progrès électoral. L’anticléricalisme lui sert souvent pour rassembler les républicains rétifs à se grouper sous sa férule, et il est mi-sincère, mi manœuvrier, mi-libéral, mi-sectaire à ce sujet. Il sait s’entourer et pousser ses amis, il sait écouter de remarquables conseillers comme Eugène Spuller. Mais rien de tout cela n’est un vaccin contre l’échec en politique…
On sait les échecs de Gambetta : il ne parvint pas à faire l’union des républicains, et le système d’alternance à l’anglaise dont il rêvait ne se mit pas en place. Mais sa mort prématurée a sans conteste diminué son influence.
Nul doute qu’il ne serait dépaysé dans notre France manifestante, lui qui oppose « la politique du suffrage universel » aux « tumultes » de la rue ; mais dans le même discours de 1876, adressé à des ouvriers, il insiste sur l’importance de la vie associative, lieu de la réflexion, de la concertation, de la délibération. Et il ajoute quelque chose de remarquable, en retournant pour récupérer le terme le reproche d’opportunisme qu’on lui fait : il ne faut selon Gambetta « s’engager jusqu’au bout dans une question que lorsqu’on est sûr d’avoir, sans conteste, la majorité du pays avec soi » (cité p. 238), après avoir rassuré les intérêts et rallié les esprits. Énorme exigence… On ne peut pas dire que la politique coloniale des années 1880 lui ait répondu. Mais la formule est très riche, parce qu’elle dit d’une part l’importance, en démocratie, des programmes, des partis politiques, de la construction d’une adhésion, de la clarté dans les choix proposés au pays, et d’autre part elle indique involontairement que tout ne peut se passer ainsi, que l’urgence ou les opportunités peuvent pousser un gouvernant à prendre des initiatives toujours périlleuses.
Ce démocrate veut, en positiviste, une démocratie « organique », régulée, progressive, non-crisique. Et c’est ce qui le différencie tôt de l’extrême gauche républicaine de l’époque. Il cherche incessamment l’appui du suffrage universel, en lequel il voit à la fois une garantie d’ordre et de progrès. On l’accuse d’aspirer au « pouvoir personnel », de pousser à la guerre… Il est mort alors qu’il commençait peut-être à prouver qu’il n’en était rien. Avec lui disparaît peut-être l’espoir d’une Troisième République plus incarnée, moins hésitante, plus démocratique, peut-être plus ouverte. Mais quelle leçon d’énergie ! Quelle capacité de rebond après chaque déception, quelle passion de la politique, de la France et de la République. C’est un bon remontant en ces temps de déprime politique que cette étude patiente, modérée et qui va bien plus loin qu’elle n’y paraît, tant elle esquisse un autre modèle républicain, bien plus passionnant, bien plus vivant que celui que nous avons l’habitude de voir invoqué.
2 commentaires:
Content de voir que l'inspirateur du Père Noël ne s'est pas trompé. Reste à voir si le Père Noël sera bien inspiré...
Mais dis-moi : "Bismarck refuse toute concession sur l’Alsace-Lorraine, mais envisage de se prêter à une rencontre avec Bismarck tant qu’il estime que le tour des provinces perdues par voie diplomatique est possible…" ???
Une photo de Star désormais !
Un café prochainement ?
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