Une terrible maxime de La Rochefoucauld m’a cueilli à froid l’autre jour : « On ne souhaite jamais ardemment ce qu’on ne souhaite que par raison » (maxime 469). Le plus souvent, ce n’est donc pas la raison qui nous motive… La raison serait-elle ainsi impuissante en politique ? Serait-elle donc vouée à toujours céder le pas aux passions et aux intérêts ? C’est une des questions qui m’habitent depuis longtemps, peut-être parce que j’ai commencé à vraiment penser politiquement et historiquement à la lecture de Raymond Aron. La raison contre les illusions, la raison contre le mythe politique : les penseurs que j’admire sont ceux qui aiment à soutenir cette cause, Montesquieu, François Furet… ou encore le Charles Péguy d’un petit texte peu fréquenté, que Michel Leymarie signale dans son « Que-sais-je ? » sur Les Intellectuels et la politique en France (PUF, 2001), un petit texte intitulé sobrement « De la raison », et qui explique que la raison n’a pas de parti, qu’on ne peut pas construire une religion de la raison, que celle-ci peut même échapper au rationalisme auto-proclamé…
Les passions, les intérêts, tous deux susceptibles de se traduire en de grands entraînements collectifs… la montée de la politique démocratique, du régime ou l’opinion est reine, comme on le voit dans le dernier essai d’un esprit libre, Jacques Julliard (La Reine du monde. Essai sur la démocratie d’opinion, Paris, Flammarion, 2008), leur ouvre un véritable boulevard. Notre génération, qui a vécu les grèves de 1995, les élections présidentielles de 2002 et le référendum de 2005 savent bien tous les obstacles que la raison rencontre en politique.
Pour conjurer cela, on a envisagé diverses solutions : par exemple, identifier une classe porteuse de la raison et revendiquer pour elle l’exercice du pouvoir. Pour Guizot, c’était la classe moyenne (en fait une grande bourgeoisie et même, plus largement, les notables), pour Marx le prolétariat incarnation de la Raison universelle et historique ; ou encore les experts dans le rêve technocratique qui depuis Saint-Simon hante la politique. Mais chaque groupe a ses intérêts et ses passions de prédilection.
L’autre solution, c’est de placer sa confiance dans les bienfaits du débat : Guizot et les doctrinaires encore, de manière générale les partisans du régime parlementaire… au bout du compte, le débat permettrait, s’il est institutionnalisé, régulé, respectueux, de permettre à la raison de s’imposer. Mais quelle chambre est sourde aux intérêts, quelle chambre est exempte de passions ?
Enfin, et cela éveille la fibre républicaine, le pari sur l’éducation : diffuser des connaissances, former, expliquer inlassablement ce que l’on pense avoir compris… Mais qui dira que les enseignants n’ont ni passions ni intérêts, qu’ils sont en quelque sorte vaccinés contre la contamination idéologique ?
Ici, on peut revenir au texte de Péguy : la raison n’est le monopole d’aucune institution, d’aucun parti, d’aucune philosophie, elle ne se laisse finalement pas posséder, mais on peut la servir. On peut essayer d’être rationnel et raisonnable – y compris de manière critique, à la Kant, en saisissant les limites de cette faculté merveilleuse qu’est la raison. Quand chacun d’entre nous tente d’être raisonnable en politique, de résister aux entraînements, de placer les problèmes en perspective, de démêler le bon grain de l’ivraie, et même de trier entre les passions, d’isoler des « passions nobles », comme le disait Raymond Aron, des attachements légitimes, de mesurer la contrainte de la prise en compte des divers intérêts, nous essayons de contribuer à équilibrer les choses. La politique me passionne bien plus quand elle n’est pas la quête de la formule magique d’un bon gouvernement…
Les passions, les intérêts, tous deux susceptibles de se traduire en de grands entraînements collectifs… la montée de la politique démocratique, du régime ou l’opinion est reine, comme on le voit dans le dernier essai d’un esprit libre, Jacques Julliard (La Reine du monde. Essai sur la démocratie d’opinion, Paris, Flammarion, 2008), leur ouvre un véritable boulevard. Notre génération, qui a vécu les grèves de 1995, les élections présidentielles de 2002 et le référendum de 2005 savent bien tous les obstacles que la raison rencontre en politique.
Pour conjurer cela, on a envisagé diverses solutions : par exemple, identifier une classe porteuse de la raison et revendiquer pour elle l’exercice du pouvoir. Pour Guizot, c’était la classe moyenne (en fait une grande bourgeoisie et même, plus largement, les notables), pour Marx le prolétariat incarnation de la Raison universelle et historique ; ou encore les experts dans le rêve technocratique qui depuis Saint-Simon hante la politique. Mais chaque groupe a ses intérêts et ses passions de prédilection.
L’autre solution, c’est de placer sa confiance dans les bienfaits du débat : Guizot et les doctrinaires encore, de manière générale les partisans du régime parlementaire… au bout du compte, le débat permettrait, s’il est institutionnalisé, régulé, respectueux, de permettre à la raison de s’imposer. Mais quelle chambre est sourde aux intérêts, quelle chambre est exempte de passions ?
Enfin, et cela éveille la fibre républicaine, le pari sur l’éducation : diffuser des connaissances, former, expliquer inlassablement ce que l’on pense avoir compris… Mais qui dira que les enseignants n’ont ni passions ni intérêts, qu’ils sont en quelque sorte vaccinés contre la contamination idéologique ?
Ici, on peut revenir au texte de Péguy : la raison n’est le monopole d’aucune institution, d’aucun parti, d’aucune philosophie, elle ne se laisse finalement pas posséder, mais on peut la servir. On peut essayer d’être rationnel et raisonnable – y compris de manière critique, à la Kant, en saisissant les limites de cette faculté merveilleuse qu’est la raison. Quand chacun d’entre nous tente d’être raisonnable en politique, de résister aux entraînements, de placer les problèmes en perspective, de démêler le bon grain de l’ivraie, et même de trier entre les passions, d’isoler des « passions nobles », comme le disait Raymond Aron, des attachements légitimes, de mesurer la contrainte de la prise en compte des divers intérêts, nous essayons de contribuer à équilibrer les choses. La politique me passionne bien plus quand elle n’est pas la quête de la formule magique d’un bon gouvernement…
2 commentaires:
Bravo Monsieur pour mettre en avant cette profonde question qui anime les commentateurs politiques depuis la nuit des temps. Et bravo pour votre fine transition vers le rôle du professeur dans tout cela.
La situation actuelle semble assez paradoxale dans la mesure où l'opinion critique à la fois le manque de passion des politiques (en même temps, lorsque l'on voit le fonctionnement actuel, ubuesque, de l'UE, on ne peut que la comprendre) dans ce que Weber appellerait une forme de son "désenchantement du monde", mais en même temps recherche à tout prix des discours tout faits, au moins bien structurés, et intelligibles.
Je pense sincèrement que la question est insolvable dans la mesure où tout est question d'époque, d'environnement, d'idéologies, etc. Mais j'aimerai juste replacer cette opposition entre passion et raison en politique (dont la vie privée n'est que le reflet) sur le terrain littéraire avec le Lucien Leuwen de Stendhal, pierre fondamentale où cette contradiction apparaît de manière flamboyante : peut-on choisir entre une démocratie à l'américaine et le système du Juste-Milieu ? C'est la question entre la volonté de mouvement affichée par le protagoniste éponyme (homme de passions, tant politiques - vivant dans le souvenir doré des guerres napoléoniennes - qu'amoureuses) et la réalité, celle de la stagnation, avec une raison ne profitant qu'aux plus hautes sphères du pouvoir, une raison dictée par les manipulations politiques.
Plus que le débat lui-même entre passion et raison, le pire se trouve être la conséquence de celui-ci, à savoir la déssillusion, première étape dans la décadence d'une société.
aphorismons alors... je crois que nombre de nos concitoyens perçoivent la politique comme ils perçoivent la technologie et, par exemple, le simple fait d'allumer une lampe : "c'est bien quand ça marche, mais je ne veux pas savoir comment". D'où l'appel à la mystique, à la foi, à l'enthousiasme... bref, on revient à Bergson et à tous ces gens que la raison peut effrayer et qui préfèrent s'abandonner à l'instinct. Il y aura donc toujours un peu de l'animal en chaque citoyen. Plutôt que la politique, qui semble soumise à l'empire des émotions, peut être faudrait-il alors parler des "arts du gouvernement", qui supposent la raison et une mécanique sociale... mais alors, ne risque-t-on pas d'aboutir à l'organisation scientifique de la société et au fantasme marxiste ?
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