C’est un exercice salutaire pour les historiens que de se livrer au petit jeu des prédictions, des anticipations à court terme, et de voir ce qui se réalise et ce qui est tout de suite démenti par les événements. Je me souviens durant l’hiver dernier, pensé par exemple que le gouvernement Fillon, et donc le président Sarkozy, étaient à un moment charnière.
Nous étions en pleine contestation contre la loi Pécresse, et en particulier contre le fait que des représentants du monde de l’entreprise siègeraient au Conseil d’Administration des universités… Au milieu d’une de ces occupations devenues un classique de nos années universitaires, des étudiants proches de l’extrême gauche et une centaine d’autres qui se retrouvaient plus ou moins dans leur radicalité « bloquaient » le centre Clignancourt de Paris IV, pendant que la CGT mobilisait contre la réforme des régimes spéciaux. Certains envisageaient déjà la jonction des « luttes », imaginaient d’envoyer les étudiants sur les voies « bloquer les trains », poursuivant le rêve d’une vaste mobilisation « anticapitaliste ».
Le mouvement étudiant m’était vite apparu plus dur, plus minoritaire, plus idéologique que celui contre le CPE, qui avait vite pu s’appuyer sur une donnée fondamentale dans les conflits sociaux : le sentiment, à tort ou à raison, d’une injustice, d’une dignité bafouée, en l’occurrence parce qu’on allait traiter les jeunes différemment des autres salariés. Signe qui ne trompait pas, les quelques militants de la « gauche de la gauche » présents sur les lieux avançaient à visage découvert…
Par contre, je surestimais grandement l’aspect décisif de ce qui se jouait dans le bras de fer entre la CGT et le gouvernement. Je n’avais pas encore ce blog, et j’avais envoyé à mes amis un mail collectif intitulé « l’heure du choix », ou quelque chose dans le genre. J’y expliquais que face à la CGT, le gouvernement allait, au sein d’un conflit social « dur », devoir choisir entre la ligne Guaino, cultivant l’unanimité nationale, et la ligne de la « rupture », lançant un train de réformes libérales. Je me souviens maintenant avoir pensé quelque chose de similaire au temps du gouvernement Raffarin, après l’adoption de la réforme dite réforme Fillon : la CGT, m’étais-je dit, vient d’échouer à empêcher l’allongement de 40 ans de la durée de cotisation des fonctionnaires, cet échec va fortement entamer sa capacité de mobilisation, un train de mesures libérales « dures » va venir… le gouvernement était apparu au contraire épuisé par sa propre victoire, et la canicule de l’été suivant (2003) l’avait carbonisé.
Dans les deux cas, je surestimais tout simplement l’épaisseur de la réalité politique. Je l’avais enfermée dans une belle antithèse, réjouissante pour l’esprit et même exaltante car elle pouvait me donner le sentiment de vivre des heures décisives, un de ces moments charnières qui paraissent parfois nous échapper obstinément dans la grisaille quotidienne, un « tournant historique »… Pourtant, Georges Goyau, l’homme que j’avais étudié pour ma thèse, m’avait prévenu, qui écrivait quelque part que les oppositions logiques n’éclataient pas toujours, ne se traduisaient pas forcément par des affrontements.
Les contradictions de la campagne présidentielle se retrouvent dans la politique gouvernementale ; en intellectuel, j’aurais aimé les voir éclater pour que le débat politique y gagne en clarté. Et je prenais mes désirs pour des réalités… C’est ce que Charles de Rémusat, libéral du XIXe siècle, appelait le « subjectif » en politique : voir les choses telles qu’on voudrait qu’elles soient.En fait, il y a bien souvent, peut-être même toujours, plusieurs lignes au sein d’un gouvernement, de perpétuelles transactions entre elles, des rapports de force, comme d’ailleurs au sein d’un syndicat. Comme au sein des Eglises (ce que j’ai pu observer pour mon compte au sein du protestantisme me semble vrai également pour le catholicisme). Il y a aussi de multiples lectures d’une situation, qui dictent bien des stratégies.
Cette complexité, on s’y heurte dans toute analyse politique un peu suivie ; elle est probablement accrue par la difficulté actuelle d’organiser un travail gouvernemental suivi et absolument cohérent, du fait des multiples initiatives élyséennes, de la marginalisation de Matignon et d’une sorte d’hyperréactivité aux événements qui date, quant à elle, de plusieurs années.
Au total, l’observateur doit se résigner : il ne me paraît pas possible pour l’instant de savoir si nous sommes au début d’une phase réformatrice, audacieuse ici, timide ailleurs, susceptible d’entraîner non seulement une évolution de l’UMP, mais une évolution du Parti socialiste, obligé de réagir en proposant à son tour une stratégie de modernisation, ou si nous poursuivons pour l’essentiel la phase commencée en 1988, la France décidant de s’adapter « au minimum » face à la contrainte internationale, avec toujours un train de retard. Finalement, toutes les périodes sont décisives, tous les moments sont charnière, dès lors qu’on prend le temps d’en saisir les enjeux.
2 commentaires:
C'est marrant, mais tout mon lycée, on m'a dit une chose : ne parle pas de futur en histoire. Et puis on me l'a redit en post-Bac...
Madame Soleil fait de l'ombre à la science :-)
Quelque historien que l'on soit, restons debout face à l'histoire, et terré face au futur : attendons-le, mais ne le prédisons pas
En même temps, anticiper n'est pas contempler, mais se préparer à relever un défi imprévu. Les hommes tirent peu de leçons de l'histoire : raison de plus pour essayer de prévoir - art même du bon gouvernement.
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