J’ai longuement réfléchi aux résultats des dernières élections européennes,
à cette crise jumelle qui touche l’Europe des démocraties et la démocratie
française. Réfléchissant, j’ai laissé passer la vague des commentaires à chaud,
charriant un mélange d’intuitions remarquables, d’études précises réalisées en
un temps record, de confirmations forcées de diagnostics préétablis et de
règlements de comptes portés par la passion politique. J’ai laissé aussi se
déposer la mélancolie politique qui fait le fonds de ma génération
d’intellectuels. Nous nous sommes énervés, au sens ancien du terme, nous avons
laissé s’émousser nos réactions et notre faculté d’analyse, à force de regarder
les mêmes problèmes ne pas recevoir de solution depuis trente ans au moins et
la communauté nationale s’enfoncer dans une sorte de dépression
collective : si, comme on le dit, la France combine actuellement un niveau
vie proche de celui de l’Allemagne et un moral proche de celui de l’Afghanistan,
cet état de choses n’est pas advenu d’un coup.
Prolégomènes
La volonté de pragmatisme et le refus d’une globalisation idéologique m’ont
aidé à produire des analyses – mais ils sont aussi un frein à la perception
globale d’un phénomène. On peut vite en venir à une sorte d’autocensure
intellectuelle, que seule une réflexion longue peut permettre d’essayer de
surmonter.
Pour commencer, je ne crois pas que l’on puisse purement et simplement lire
la crise de la démocratie française comme une crise de « la
démocratie » tout court. Elle y tient cependant, et en même temps, elle
s’enracine dans certaines de nos spécificités nationales, qui ne sont en
elles-mêmes ni dans atouts, ni des handicaps, mais qui peuvent générer des
difficultés spécifiques à certains moments de l’Histoire globale et de notre
Histoire nationale.
Une crise globale de la
démocratie ?
Depuis mon enquête sur le socialisme, que je tente de compléter par une
réflexion sur le libéralisme et sur le conservatisme, et à force de passer du
temps à lire les réflexions à chaud (ou plus élaborées) des hommes et des
femmes du passé, à force aussi de pratiquer pour mon compte le commentaire
remis en perspectives de questions d’actualité, j’en suis venu non pas à des
découvertes, mais à une vision de la démocratie comme un système
« dialectique », c’est-à-dire animé de contradictions parfois
motrices, parfois paralysantes et toujours problématiques. Il s’agit d’une
dialectique plus proche de celle de Proudhon (qui pensait que la politique
était une incessante quête d’équilibre entre des forces antagonistes) que de
celles de Hegel ou de Marx, qui ouvrent la possibilité d’un dépassement. René
Rémond disait que le pluralisme était inséparable de l’histoire politique, et
je crois qu’il est, intériorisé, la condition de toute pensée historique qui ne
veut pas devenir un système clos et inopérant (dans le meilleur des cas).
Les tensions de la démocratie, Tocqueville dans les deux volumes de sa Démocratie en Amérique (1830-1845) et
bien plus tard Raymond Aron dans un petit livre relativement méconnu (Les Désillusions du progrès, 1969,
décrivant une « dialectique de la démocratie »), les ont déjà
inventoriées. Elles tiennent toutes au rapport entre le droit et le fait, entre
l’idéal et la réalité, entre la théorie et la pratique. Edmund Burke les a
perçues (et utilisées dans un sens hostile à la Révolution française) dès la
rédaction de ses Réflexions sur la
Révolution en France publiées en 1790. La polémique qui s’ouvrit alors
entre Thomas Paine et lui est une des plus révélatrices de cette tension entre
l’idéal et la réalité.
L’idée démocratique par excellence que le pouvoir vient du peuple
entre immédiatement en tension avec l’impossibilité pratique d’un exercice
direct du pouvoir par celui-ci. Le terme de « souveraineté
nationale » choisi par les Constituants est destiné à permettre la
représentation politique (dont Rousseau, comme on sait, ne voulait pas). Mais
nul ne peut empêcher que la légitimité des représentants élus soit remise en
question ; le principe majoritaire, sous quelque forme qu’on l’adopte,
suppose toujours une certaine abnégation de la part des citoyens qui ne sont
pas représentés, à quelque niveau que ce soit, par quelqu’un qu’ils n’ont pas
choisi.
Le fondement de la liberté n’a rien perdu de sa force d’attraction ;
mais lui aussi peut engendrer des frustrations. Celle-ci est essentiellement
une autonomie du choix, un respect de l’autre dans des choix. Mais la question
des conditions concrètes de la liberté de choix est vite devenue lancinante.
Aux droits-libertés se sont ajoutés des droits-créances. L’État ne pouvait
rester l’impassible garant des droits de chacun, il s’est transformé, tout au
long des XIXe et XXe siècles, en agent du réel exercice de ceux-ci. Comment
proclamer la liberté de conscience sans se soucier de garantir à chacun un
minimum d’éducation ? L’avènement de la société de consommation a enfin mis
en avant, autour des années 1960 et 1970, une autre figure de la liberté,
celle-là politiquement plus redoutable : faute de mieux, je l’appellerai
celle de la « liberté-désir ». Être libre, ce n’est alors pas
seulement que l’on ne m’empêche pas d’accomplir mes projets, ce n’est même plus
qu’on me place dans une position la plus égale possible avec mes éventuels
concurrents, c’est que l’on me garantisse que je réussirai à les accomplir. Je
ne suis libre qu’à partir du moment où j’ai ce que je veux. Dès lors, tout
échec, toute insatisfaction peut être portée au débit de la puissance publique,
directement comptable de tous les aspects frustrants de l’existence.
Tout a été dit dans cette perspective sur l’égalité. Mais, d’une certaine
manière, la difficulté posée par la différence entre l’égalité juridique et
l’égalité socio-économique a été en partie résolue par deux concepts et par une
gigantesque expérience historique. Les deux concepts, qui mûrissent au XIXe
siècle, sont celui de « l’égalité des chances » et celui de
« solidarité ». Issus du socialisme (saint-simonien) et du
radicalisme républicain, ils sont compatibles avec le libéralisme dont ils
pallient les déficiences, et le second a rencontré les préoccupations de l’aile
démocratique du catholicisme social. Ces deux impératifs sont bien sûr très
difficiles à mettre en œuvre de manière satisfaisante, mais ils sont
traduisibles dans des politiques concrètes. L’expérience historique est celle
du communisme soviétique, dont la tentative d’éradiquer tout ce qui s’opposait
à une égalité concrète totale s’est abîmée dans la terreur d’État et la
bureaucratie, interdisant désormais de voir dans l’égalité juridique un simple
cache-misère des inégalités sociales.
L’idée de justice sociale est elle-même à la fois sublime et périlleuse,
surtout à partir du moment où la « liberté-désir » s’installe dans le
paysage politique. Qu’entend l’opinion quand on évoque la justice
sociale ? Nous ne sortons jamais de l’ambigüité du « - C’est pas
juste ! » des enfants. Ils le disent parfois avec une sincérité
bouleversante, et c’est alors une protestation contre la cruauté du monde, et
une des plus belles incitations à lutter
contre toutes les situations où le faible est cyniquement écrasé par le fort.
D’autre fois, le « - C’est pas juste ! » signifie juste que
l’enfant n’a pas obtenu ce qu’il voulait.
Les gouvernements sont condamnés à démêler dans l’océan des
revendications faites au nom de la justice sociale celles qui leur paraissent le
mieux fondé de ce point de vue. Si les perspectives de réforme fiscale sont en
générale bien accueillies, c’est à cause du nombre de ceux qui pensent que dans
un système fiscal « juste » ils paieraient moins d’impôts. Si les
réformes fiscales sont si difficiles à mettre en œuvre, c’est qu’avec ce critère
très particulier de la justice, les mécontents sont rapidement très nombreux.
Il ne s’agit pas ici de disqualifier ici les principes
démocratiques : ils sont facteurs et mesure du progrès. La démocratie est
une marche compliquée vers l’horizon qu’ils dessinent, et il est remarquable
que le désenchantement né de nombreuses décennies d’expérience réelle de la vie
démocratique ne leur ait pas fait perdre leur force d’attraction. Mais les
progrès observables ne peuvent empêcher un désenchantement démocratique, et les
échecs ou reculs, même partiels, ne peuvent, en démocratie, être relativisés.
Ajoutons à cela que les démocraties multiplient (et c’est heureux)
contrepouvoirs et possibilités d’exprimer les mécontentements : on
comprendra sans peine que l’existence des partis de gouvernement y est
difficile.
Le rapport des gouvernants et de l’opinion est structurellement difficile
en démocratie, et d’une difficulté accrue dans des sociétés de consommation et
de communication. Mais les nôtres sont particulièrement en crise. Et nous en
venons à la France.
Une crise française ?
Dans ce pays frondeur, ironique, culturellement très divers, très
individualiste comme tous les pays où la sécularisation a passé sur un héritage
catholique, une extraordinaire créativité se paie par une gouvernance
périlleuse et par l’ampleur des forces centrifuges. Le rapport direct à
l’universel, institué par la Révolution française, le goût du débat d’idées qui
y correspond, a pour contrepartie une instabilité chronique et comme instituée.
L’idée de Charles de Gaulle, selon laquelle la grandeur est nécessaire pour
compenser la tendance nationale à l’émiettement, dit bien cela. Il est vain de
déplorer cet état de choses, et particulièrement pour les amoureux de la
diversité et de la liberté françaises. On trouve ailleurs bien d’autres
saveurs, bien d’autres choses, on peut se plaindre de l’aspect heurté de nos
révolutions, de l’alternance relevée par bien des historiens entre des phases
de réformes rapides et des phases de stagnation, voire de déclin relatif. On
peut se fatiguer de l’aspect psychodramatique de la psychologie politique des
pays latins, mais, comme dit le proverbe, on ne peut avoir le beurre et
l’argent du beurre.
La France est une construction politique, un très vieil État-nation d’abord
forgé par le pouvoir royal qui s’est étendu sur des aires culturelles très
variées. À partir des années 1770, la monarchie est entrée en crise, ne sachant
plus que faire de sa noblesse, ne parvenant plus à intégrer les forces
montantes du tiers état, ni à intégrer ou réguler les nouvelles aspirations.
Elle a raté sa réforme, perdu son aura sacrale, n’a pu rester l’incarnation
d’un compromis structurel entre l’ancien et le nouveau, entre la tradition et
le vent du large. Mais elle avait commencé à forger un État, et l’œuvre la plus
durable de Napoléon Bonaparte fut la reprise de ce travail, dans les conditions
nouvelles crées par l’ébranlement révolutionnaire. La France n’est pas devenue
républicaine en 1792 ; elle ne pouvait plus redevenir monarchiste. L’État
s’est trouvé investi de la continuité nationale, et c’est en acquérant sa
culture que les républicains ont finalement gagné la longue bataille
institutionnelle du XIXe siècle. Ils ont réussi, dans les années 1870 et 1880,
à recueillir l’héritage des libéraux (longtemps partisans d’une monarchie
constitutionnelle, voire parlementaire) et à rassurer les masses conservatrices
tout en assumant pleinement les idées démocratiques, et en se coulant dans le
moule de l’État napoléonien, construction transcendant les clivages politiques.
La République en France est un système intégrateur et évolutif, dont le
fonctionnement reste très heurté. Les grandes phases réformatrices ont
correspondu à des périodes où l’impératif de relèvement national était fort, partagé
par des générations marquées par des désastres (1870, 1940…) et où le souci du
pays et de l’État pouvait non pas supprimer (ce qui serait malsain) les clivages
politiques, mais les utiliser raisonnablement pour faire sortir de la mêlée des
réformes importantes. La tâche est plus compliquée dans les périodes où
l’impératif de relèvement est moins clair : années 1920, France des années
1970 et 1980. Au XXe siècle, un nouveau défi surgit explicitement (il était déjà présent auparavant) dans l’agenda
politique, en même temps qu’il est clairement identifié par l’opinion : la
crise économique. L’inflation des années 1920, la crise de 1929 qui touche la
France en 1931, les deux chocs pétroliers des années 1970… L’encodage politique
français rend difficile d’avoir une réponse à la fois adaptée et durable à ces
crises : le relèvement national doit alors se faire sans que le désastre
ait été matérialisé pour toute la nation, et le jeu des forces centrifuges bat
son plein. L’union nationale autour de Poincaré, en 1926, est tardive, limitée
et il ne s’agit alors « que » d’une
crise monétaire, alors que les fondamentaux de l’économie sont positifs.
Elle demeure une exception dans l’histoire politique française.
L’État a toujours été concerné, par le biais de son financement, par ces
crises économiques : Poincaré fait un plan d’économies structurelles et
crée une caisse d’amortissement de la dette, Laval, alors président du Conseil,
tente en 1935 une politique de déflation qui comprime les dépenses publiques.
De Gaulle en 1958 commence son exercice du pouvoir par un plan de rigueur. Mais
beaucoup moins qu’aujourd’hui, car ses structures demeuraient largement
inchangées et peu remises en question. Son extension et l’accroissement de son
rôle économique et social, qui commence vraiment dans les années 1920, ont
conduit cependant à son implication croissante dans les aléas de la conjoncture
économique.
L’État-providence et les politiques keynésiennes, critiquées par les
monétaristes, ont changé la donne. Charles de Gaulle, persuadé que l’État est
le garant de la souveraineté nationale, le place au cœur de sa politique de
modernisation, poursuivant et amplifiant l’œuvre de la Ive République. Il
édifie ainsi selon Jacques Lesourne un « modèle français », favorisant
une certaine interpénétration des élites de l’État et des milieux dirigeants de
l’économie française. Parallèlement, le socialisme français est très marqué
jusqu’en 1982-1983 (et encore dans une bien moindre mesure jusqu’aux années
1990) par un « socialisme d’État » qui fait de l’État l’initiateur de
la transformation sociale. Les deux axes structurants de la vie politique
française, le gaullisme et le socialisme, se sont ainsi reposés sur la
tradition française de valorisation de l’État en l’amplifiant.
Or, cet État doit relever aujourd’hui trois défis majeurs :
Celui de la décentralisation. Les changements de 1982 démultiplient
l’action publique et la complexifient en plaçant l’État face aux collectivités
locales. Pressentie par le général de Gaulle, la décentralisation oblige l’État
à redéfinir son rôle : garant de l’intérêt général, il a désormais des
interlocuteurs locaux porteurs de requêtes particulières. Potentiellement,
l’adaptation des politiques publiques à la réalité des territoires en est
accrue, mais le pilotage est devenu plus complexe. Et ce d’autant plus que la
politique nationale et la culture (au sens le plus large) restent très
parisiennes. Tous les récents débats autour du « mille-feuilles » illustrent
la complexité des rapports entre autorités centrales et pouvoirs locaux,
mais cette question se retrouve partout de manière très concrète, par exemple
dans l’enseignement.
Celui de son financement. La crise des dettes souveraines pose la question
du financement de l’État et de sa gestion : l’État est devenue partie
prenante de la situation économique global non plus de manière marginale, mais
en tant que tel, parce que la réduction des dépenses publiques implique une
réflexion sur ses manières de fonctionner. On ne peut plus isoler la question
du financement de la solidarité sociale de celle de la manière dont les
administrations fonctionnent. La question des hôpitaux en est une illustration
particulièrement aigüe. On ne peut isoler la question du chômage de celle de
l’organisation de l’Éducation nationale, comme on le voit dans les débats sur
l’apprentissage.
Enfin, le défi européen. C’est un État dépositaire, plus encore
qu’ailleurs, de la continuité nationale qui est engagé dans l’aventure
européenne. Il est donc plus encore qu’un autre tenu d’expliciter ses choix.
Nous reviendrons tout à l’heure sur la difficulté de le faire concernant
l’Europe. Notons pour l’instant qu’il est engagé par là dans un espace de
compromis et de négociations, choses qui représentent l’immense majorité des
décisions politiques, mais qui sont difficiles à argumenter sur le forum. D’une
certaine manière, l’Europe des démocraties (il faut souligner cette dimension
de l’Europe, aussi importante que celle de la paix, et qui lui est
consubstantielle) amplifie les tensions internes de la démocratie, dont l’État
était en France le contrepoids essentiel. `Mi-confédérale, mi-fédérale, la
construction européenne oblige un État français qui doit déjà se réorganiser
face aux pouvoirs locaux et à la contrainte budgétaire à tenir des engagements
qu’il a librement consentis, mais qui l’obligent dans la durée. L’usage qu’il a
fait et continue de faire de sa souveraineté en diminue le côté mythique, et
met à mal cette religion de l’État non pas seulement dépositaire de l’intérêt
général (cela, c’est le fonds républicain dont nous avons montré qu’il puise
ses racines loin dans l’histoire nationale), mais encore tout-puissant. Or, la
religion du volontarisme politique absolu est forte au pays du « mythe du
sauveur », de Napoléon et de de Gaulle – non pas de Napoléon et de Gaulle
réels, passionnants et humains, mais de Napoléon et de Gaulle mythifiés par les
méandres de la mémoire collective.
L’idée d’un État défendant l’intérêt général, et dont le politique
montrerait quelles sont les marges de manœuvre tout en l’adaptant à cette
nouvelle situation peine à faire son chemin. Le relatif est difficile à vendre
en politique, et surtout en France. Les partis de gouvernement en seraient les
avocats tous désignés, parce qu’ils paient tous les jours pour savoir que le
rapport entre État et société est complexe, dialectique et souvent très
contraignant. Mais leurs figures principales sentent cette difficulté face à
l’opinion, et oscillent au gré des élections et des campagnes entre deux discours
absolus et antagonistes, qui peuvent être résumés par ce binôme : Nous
pouvons dicter nos choix à l’Europe / nous ne pouvons plus résoudre nos
problèmes sans l’Europe. Il n’est pas étonnant que l’électorat soit désorienté.
Technocratie ou populisme ?
Pourquoi l’Europe accroît-elle les tensions de la démocratie ? Toutes
se résument à une seule : les questions publiques sont d’une incroyable
complexité, dès qu’on les regarde d’un peu près (parce que la réalité est
complexe), et il faut les présenter d’une manière telle que la foule comprenne
à la fois les problèmes qui se posent et la solution que l’on entend leur
donner. Le discours politique est contraint à un certain simplisme pour être
audible et pour aboutir à une décision. Inversement, les intellectuels font
souvent de piètres politiques, habitués qu’ils sont à aborder un problème sous
tous les angles. Longtemps, l’idéologie a résolu le problème, mais l’explosion
du nombre d’informations disponibles diminue l’audience des idéologies
construites. Il faut dorénavant beaucoup
de mauvaise foi militante ou une solide ignorance pour arriver à adhérer aux
systèmes d’explication monistes, voire une certaine pathologie – perceptible
dans le développement du complotisme. Et d’ailleurs, les grands politiques n’ont
pas été des idéologues, mais des personnes aptes à présenter de façon simple
des choix complexes et à sentir ce qui était à la fois possible et souhaitable
(de leur point de vue) dans la multiplicité des choix possibles. Des gens qui
savaient s’entourer (pour accroître leur information) et décider.
Parce qu’elle est elle-même un objet politique complexe, l’Union Européenne
montre à nu cette complexité. Objet mouvant, en construction, en extension, aux
pouvoirs éclatés, confédérale et fédérale, trop libérale pour les uns, trop
bureaucratique pour les autres, mettant en contact les différentes versions
nationales des familles politiques européennes, il faut bien du temps pour en
comprendre le fonctionnement. Elle est pourtant l’enjeu de luttes politiques importantes
(comme celle du Parlement européen pour s’affirmer face à la commission, comme
celles pour la présidence de celle-ci) mais celles-ci sont complexes à relayer,
et plus encore pour des médias parfois très parisiens et très braqués sur la
politique centralisée. Ajoutons d’ailleurs que la régionalisation des élections
est le type même de la mesure contre-productive de ce point de vue dans le
cadre français.
Si l’on abandonne une vision enchantée de la politique selon laquelle les
volontés politiques des dirigeants s’imprimeraient dans la société comme dans
une cire molle, force est de constater qu’une part très importante de l’action
publique consiste 1) en l’accompagnement d’évolutions dont le pouvoir n’a
pas l’initiative : il s’agit d’en encourager certaines et d’en combattre
d’autres 2) en l’accomplissement réfléchi et évolutif des missions de la
puissance publique telles qu’elles se sont peu à peu définies 3) en une
incarnation souple et ferme de l’intérêt général d’une communauté
perpétuellement menacée d’éclatement par des myriades de forces centrifuges (ce
qu’exprime l’expression du « vivre ensemble » qui se diffuse ces
dernières années). Cette tâche est à la fois très noble et très ingrate. Chacun
de ces aspects suscite potentiellement beaucoup de frustration, et la politique
vérifie la loi selon laquelle il faut beaucoup plus d’énergie pour maintenir
l’organisation d’un système que pour le désorganiser. Force est de constater
que le projet européen est rend toutes ces tâches particulièrement difficiles,
et singulièrement en France où l’effort d’adaptation de l’État (et des
collectivités locales, et même du rapport des collectivités locales et de
l’État) doit se faire en même temps que la contribution à ce projet européen.
Deux tentations symétriques surgissent ainsi : la volonté de dissoudre
la politique dans une approche purement technocratique des problèmes d’une part
(solution A) et le populisme (solution B).
La solution A consiste à éloigner le plus possible la sphère de la décision
des luttes du forum, pour les confier à des spécialistes aptes à se saisir de
l’aspect technique des problèmes. D’une certaine manière, l’essor de la
communication politique est elle-même une technicisation du rapport entre les
représentants et les citoyens. On cherche la « confiance » des
gouvernés grâce à une « image » adaptée, et on se donne de la marge
de manœuvre pour régler les problèmes. Et si l’on réussit, les résultats
parleront d’eux-mêmes. Cette solution est rationnelle, au moins en apparence,
mais elle butte sur une difficulté : les décisions prises, dont les effets
ne sont pas tout de suite perceptibles, sont incompréhensibles aux yeux d’une
bonne partie de l’opinion. Et ici, la communication politique ne peut pas faire
de miracle : le produit, pour être acheté, doit être au minimum vendable,
et une décision, pour être acceptée, au moins comprise dans ses grandes lignes.
À cette difficulté s’en ajoute une seconde : le résultat de nombre de
décisions est aléatoire, et rien n’amortit plus dans l’opinion les échecs
partiels que connaissent même les meilleurs des gouvernements. On ne peut
demander l’appui soutenu de citoyens qu’on a préalablement réduit à leur
dimension de consommateur : comment réintroduire alors la notion d’intérêt
général, quand on ne peut pas montrer en quoi il est en jeu dans telle ou telle
décision ?
La solution B est celle des formations que l’on qualifie de populistes,
mais pas exclusivement, car elle est parfois adoptée, plus conjoncturellement,
par des hommes et des femmes politiques des partis de gouvernement : elle
est une démagogie systématisée, modernisée et « négativisée ». On
oppose alors le « peuple » aux « élites », alors même que
l’on identifie les mouvements de l’opinion et l’intérêt général. Plus de
citoyens dont on cherche le consentement ou la coopération, mais des victimes
dont on comprend la souffrance, dont on approuve les colères et les
frustrations. Plus de construction d’un projet collectif, qui suppose des
compromis, mais la mise en avant d’objectifs simples, proclamés immédiatement
accessibles. Toute objection technique est assimilée à un réflexe de défense
des élites menacées, se nourrissant des malheurs du peuple. Pascal Perrineau
montre admirablement, dans son dernier ouvrage (La France au Front, Paris, Fayard, 2014), comment le Front national
a su profiter d’un processus de « politisation négative », par lequel
des Français profondément éloignés des structures traditionnelles de la
représentation politique accordent leur voix à ceux qui entrent en phase avec
leur éloignement d’un « système » qui leur échappe.
La « politisation négative » n’a besoin que de boucs émissaires
vus comme des responsables : l’Union européenne est l’un d’entre eux. Là
encore, l’intérêt général a disparu : quand bien même elle peut prendre des
oripeaux communautaires, la politisation négative prospère dans des milieux en
proie à la décomposition sociale. Chacun est invité à se défouler, à se
« lâcher » contre des élites en procès.
Technocratie d’un côté, populisme de l’autre : la démocratie risque
d’être coupée en deux. Le cauchemar d’élites autistes face à une opinion
violente a de quoi faire frémir tous ceux qui ont la fibre républicaine. Il
s’en trouve beaucoup, et j’ai la chance d’en connaître dans presque tous les
camps. Mais ils savent que la peur ne sert à rien. La démocratie a toujours été
un système en tension, dont l’État est le stabilisateur. Je reste persuadé que
les objectifs suivants : stabiliser le lien entre le local et le national,
entre le national et l’européen, désenclaver un monde culturel qui reste très
parisien, poursuivre une réorganisation
de l’État qui est déjà entamée, ne sont pas seulement des slogans confortables,
des mots d’ordre jetés au vent, mais des impératifs déjà profondément vécus par
beaucoup d’élus et de décideurs de tous ordres. La nécessité nous brusque et
nous presse : c’est son métier. Quand on fait de l’histoire politique, on
cherche en vain des temps faciles, tout au plus voit-on quelques accalmies. Et
pourtant, l’Histoire avance, et des progrès (oui, des progrès) se réalisent –
nous devons juste faire attention à ne pas briser les outils qui les
permettent.