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lundi 14 avril 2014

1914,1938, 2014


Le jour se lève en Beauce. La lune est encore là, jaune et ronde alors qu’à l’Est, ce ciel se colore d’un rose intense. Les voitures passent dans le lointain. L’actualité bruit de l’Ukraine.

Une sourde inquiétude me tenaille depuis le début de la crise, avec une comparaison que j’assume, celle de l’Europe d’avant 1914 et de la décomposition toxique de l’empire Autrichien dont voulait profiter l’autre grand empire, celui des Tsars, pour accroître son influence, et une autre comparaison que j’assume moins facilement, celle de la crise tchécoslovaque de 1938.

Le principe des nationalités et l’impérialisme, que la pensée politique, longtemps absorbée dans le duel libéralisme/socialisme, néglige depuis longtemps, sont là et bien là. Ils sont des données que les décideurs doivent prendre en compte.

Comme toujours, je me suis bricolé ces derniers temps une sorte d’épure rationnelle ; c’est une partie de mon travail d’historien soucieux d’analyser le monde  contemporain. Voir comment les choses devraient être si chacun des acteurs était à la fois cohérent et strictement rationnel. Ce n’est qu’une partie du travail : il faut ensuite mesurer l’écart apparent, et l’expliquer. Alors, on s’approche vraiment d’une compréhension de la situation.

Voici l’épure : le maintien de la Crimée dans une Ukraine dominée par les pro-européens et les nationalistes ukrainiens me paraissait impossible, au vu de l’importance de la légitimité démocratique en Europe, du souci que la Russie pouvait avoir de ses intérêts stratégiques et des circonstances dans lesquelles la Crimée avait été artificiellement rattachée à l’Ukraine. D’autre part, les Européens, et plus généralement le camp occidental, avaient après la révolution ukrainienne une occasion de garantir les libertés démocratiques en Ukraine et d’arrimer l’Ukraine à l’Europe. Un arrangement, explicite ou tacite, paraissait possible, quoique difficile.

Les Occidentaux ne s’engageaient pas dans cette voie, mais il était impossible  de savoir si la rhétorique du maintien de l’intégrité pleine et entière de l’Ukraine de l’administration américaine était sincère ou si elle était le préalable à des négociations, comme il était difficile de savoir si la France aurait vraiment pu se saisir de l’occasion pour prendre une véritable initiative diplomatique et entraîner des Européens divisés. Il faut dire que l’habitude prise dans les débuts de notre Cinquième République de considérer que la politique étrangère est le « domaine réservé » du président de la République, prise pour que le général de Gaulle ait les mains libres pour résoudre la question algérienne, n’a pas accoutumé le monde politique à se lancer dans des débats sur la politique extérieure de la France, qui seraient pourtant éclairants.

Et puis, le syndrome de Munich pèse sur les diplomates occidentaux : en 1938, les Européens avaient négocié avec Hitler sur la question des Sudètes, croyant ainsi sauver une Tchécoslovaquie amputée, que le leader national-socialiste avait ensuite démantelée. Difficile avec un semblable souvenir de se lancer dans des négociations, même si cela me paraissait possible en prenant moult garanties et précautions.

Nous en étions donc à des menaces sans grande suite du côté occidental, et à une grande interrogation sur les projets de Vladimir Poutine : voulait-il seulement la Crimée pour compenser le recul de son influence en Ukraine, ou voulait-il plus ? L’arrangement, puisqu’il restait implicite, n’allait-il pas ouvrir la voie à un impérialisme s’appuyant sur les nombreuses minorités russophones de la région ?

La réponse à cette dernière question me semble aujourd’hui positive. Et on comprend les craintes de pays comme l’Estonie. La remise en question des frontières, entamée il est vrai au moment de la guerre du Kosovo en 1999 (le Kosovo a proclamé son indépendance en 2008), est une boîte de Pandore, et nous fait mesurer rétrospectivement la sagesse des dirigeants allemands et polonais reconnaissant, comme les y invitait les vainqueurs de 1945, la frontière Oder-Neisse, absurde sur le plan des nationalités, en 1990.

Peut-on encore en revenir à un arrangement raisonnable et durable ? La tâche est rude, et nécessitera un mélange de souplesse et de fermeté dont il n’y a pas de recette universelle. Le poids des hommes reste fondamental, dans une Europe qui n’a pas fini de régler la question russe, comme elle a mis plus de 80 ans à régler les crises nées de l’effondrement de l’Autriche-Hongrie.