J’ai terminé il y
a quinze jours mon cours de l’interâges. La Sorbonne, comme nombre
d’universités, organise ces cours où un public composé essentiellement de
retraités suit un cycle de conférences sur un thème choisi par l’enseignant. Je
suis toujours touché par ces gens qui acceptent de se faire enseigner par de
plus jeunes qu’eux, qui sortent de chez eux, et parfois viennent de loin, pour
entendre ce que nous pouvons avoir à dire.
Ils sont notre
public. L’histoire a d’abord été un des plus délicieux loisirs du grand âge. Il
faut avoir vécu, vu changer bien des choses, avoir mesuré, parfois à ses
dépens, la formidable résistance ou la force d’entraînement de l’Histoire, fait
les deuils de bien des illusions et connu bien des surprises pour acquérir cette
curiosité informée et doucement sceptique qui fait apprécier l’histoire écrite
ou parlée.
Combien, parmi
les historiens de métier, ont d’abord compris l’épaisseur du temps en faisant
parler un de leurs grands-parents. Combien, dans leur innocence, étaient
dévorés de l’étrange appétit d’avoir vécu afin de pouvoir raconter ? Je me souviens avoir dit un jour à un collègue avec
qui je discutais de l’interâges, que notre discipline était à l’origine un
« loisir de vieux » (et je ne mettais pas de mépris dans ce terme).
Il avait pris la mouche et m’avait asséné un « nous n’avons pas la même
conception de notre métier » qui avait clos l’échange.
Écouter nos aînés
et lire de l’histoire, c’est au fond la même chose. Ici, les « sciences
humaines », dont je ne suis pas bien sûr qu’elles soient des sciences, sont
très différentes des sciences où le laboratoire révolutionne périodiquement le
savoir et périme vite les théories antérieures. Nous inventorions certes des
ruptures, nous historiens, mais nous constatons aussi bien des permanences.
Porte-paroles, quand nous en sommes conscients, de la finitude humaine et de la
relativité, nous tombons parfois sur de redoutables constantes. Il est dommage
que la spécialisation, qui nous cantonne dans des périodes étroites, ne nous
permette pas de les constater davantage.
Il y a une
humanité dispersée dans l’espace. Nous en sommes conscients. Il y en a une
dispersée dans le temps, nous l’oublions bien plus facilement. Peut-être parce
que l’échange entre générations, dépouillé des vieux codes, est devenu plus
brutal, à la fois plus franc et moins profond. Pourtant, chaque fois que j’enseigne
à l’interâges, chaque fois que des questions, des remarques et des échanges d’après-cours
se prennent place dans le grand amphi de l’Institut de géographie, je me dis
que c’est dans notre rapport au passé et à l’expérience accumulée que se noue
notre perception de l’avenir – et donc une partie de la dépression collective où se morfond et se
complait notre pays depuis bientôt trente ans.
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