J'aime bien tout ce
qui affleure de notre histoire nationale, de ses tensions internes
qui trouvent aujourd'hui leur prolongement. Ce qui se révèle au fil
de la moindre promenade, pour peu que l'on prenne le temps
d'observer.
Ce matin, mon fils
m'a réveillé tôt, et c'est derrière une poussette que je marche
vers le centre historique de Vannes. Nous passons devant la prison,
dont deux grands corps de bâtiments sont aujourd'hui abandonnés.
L'effet est sinistre, jour jeté sur les à-côtés de la grande
histoire, sur toutes ces histoires particulières qui s'échouent,
sur cet envers de tous les ordres sociaux. Les Lumières et l'époque
romantique se sont passionnées pour le problème des prisons, et,
depuis la vague de contestation globale de l'univers carcéral de la
fin des années 1960 et des années 1970, il s'en faut de beaucoup
pour que ces problèmes très concrets et très inconfortables
passionnent autant le milieu intellectuel contemporain (dont je ne
m'excepte pas).
Peu de temps après,
nous passons, mon fils endormi et moi, devant le collège Jules
Simon. La devise inscrite au fronton de ce collège public attire
l'oeil : « Dieu, patrie, liberté ».
Grand personnage
des débuts de la Troisième République, républicain spiritualiste,
disciple en philosophie de Victor Cousin, Jules Simon avait obtenu
l'inscription des « devoirs envers Dieu » dans les
programmes scolaires de l'instruction morale et civique.
Il s'agissait du
Dieu des philosophes, celui présent dans la première édition du
Tour de France par deux enfants, d'un Dieu qui pouvait être celui de
Voltaire, de Rousseau, de Kant, l'Être Suprême de Robespierre,
mais qui pouvait aussi rassurer les catholiques s'ils n'y regardaient
pas de trop près.
Cette devise, c'est
le reste d'une tentative, celle d'une laïcité spiritualiste qui
rêvait de conciliation.
Depuis l'échec de cette tentative,
la laïcité reste en tension entre conciliation et affrontement. Que
penserait Jules Simon d'un projet autoritaire d'interdiction du
foulard islamique à l'Université ? Il y verrait sans doute la
conséquence logique de son échec, mais peut-être aurait-il la
finesse de ne pas mettre dans le même sac ses anciens adversaires
républicains, et suivrait-il avec intérêt l'actuel débat sur
cette question, qui oppose les tenants de la ligne Combes et ceux de
la ligne Ferry, les autoritaires et les libéraux.
Devant le collège,
sur la grille, une plaque d'hommage à Jules Simon posé par
l'association bretonne-angevine. Le terme m'intrigue – j'apprendrai
plus tard qu'il s'agit d'une association républicaine et
libre-penseuse, qui se réclame de l'héritage de la fédération
bretonne-angevine de 1790. Le grand mouvement qui a culminé au 14
juillet 1790 dans la Fête de la Fédération, sur le Champ-de-Mars,
est en effet parti des provinces. C'est au républicain Jules Simon qu'on rend
ici hommage.
Vannes, ville bleue
en pays blanc, comme tant d'autres dans l'Ouest. S'y juxtaposent
références républicaines et héritage de la chouannerie. Les deux
France s'entremêlent ici. Face au rempart, dans un parc au centre
duquel se trouve le monument aux morts de 1914-1918, et où les combattants des guerres et expéditions françaises sont honorés, sur un vieux
mur, une plaque : ici ont été fusillés les prisonniers de
l'infortuné débarquement de Quiberon, sorte de baroud d'honneur de
l'émigration. On voit encore, dans la vieille ville, la maison où
fut arrêté le prêtre réfractaire Pierre-René Rogue, jugé et
exécuté en 1796.
Il est tôt encore,
les touristes sont rares dans les quartiers anciens comme autour des
remparts. Les camionnettes qui ravitaillent les boutiques se vident,
les employés s'acheminent vers leurs bureaux, les petits cafés se
prennent en terrasse. Qui parmi ces gens est croyant, qui ne l'est
pas ? Qui vote à droite, à gauche, au centre ? Cela ne se
voit guère aujourd'hui ; nos désaccords peuvent être
spectaculaires, ils ne sont plus des déchirements, et la « majorité
silencieuse » est finalement peu touchée par leurs prolongements
dans les France militantes. Mon petit bonhomme qui s'accorde un
supplément de sommeil, que verras-tu sortir de cette France apaisée
et peut-être un peu ensommeillée elle-même ?
Il reste pourtant
bien des fractures à réparer. Près des remparts, une plaque
rappelle que c'est à Vannes que fut scellée l'union de la Bretagne
et de la France. Elle est bilingue, en breton et en français.
J'entends déjà mes amis souverainistes... À Rennes, en 1932, un
groupe autonomiste pulvérisa le monument qui rappelait l'événement
et représentait Anne de Bretagne à genoux devant François Ier. Je
m'arrête devant cette plaque bilingue. Elle est peut-être une
solution. Depuis trente ans (eh oui) que je m'intéresse à la
politique, après quelques années d'initiation radicale et
d'incursion dans les constellations révolutionnaire et
conservatrice, je n'ai rien trouvé de mieux que la perspective
d'associer la nation, l'Europe et la région. C'est autour de cela
que nous tournons, même si c'est souvent de manière peu claire.
La lumière
réchauffe Vannes, le silence des morts se fait moins présent dans
la ville qui s'anime. Nous rentrons.
2 commentaires:
Cher Jérôme,
Référence intéressante à la dimension déiste des convictions politiques de Jules Simon... Merci! Cet aspect, que vous entrelacez ensuite avec l'Europe, la nation, la région, m'amène à une première question : Quelle a été votre position par rapport à l'inscription des racines chrétiennes de l'Europe dans le projet de Constitution ? Et à une deuxième : vous évoquez ce lien intéressant entre région, nation et Europe, mais sans nous en dire plus... quel forme pourrait-il bien prendre ? Ne faudra-t-il pas sacrifier les prérogatives des uns ou des autres ?
En fait sur le plan historique cela ne me choquait pas. J'étais perplexe au moment du débat mais prudent car je trouvais inutile de choquer les uns ou les autres dans un préambule.
Pour la seconde question je crois qu'il faut un peu de jeu. Mais je suis très loin du fédéralisme différencié d'EELV.
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