Nous nous heurtons toujours aux limites de l’action personnelle.
Les intellectuels, d’une certaine manière, essaient d’être des militants de la
raison critique, c’est-à-dire de proposer des analyses dont ils espèrent
toujours qu’elles seront diffusées et qu’elles peuvent être, au moins partiellement, valables.
Croire qu’elles seront reprises telles quelles est utopique ; mais il est
permis d’espérer qu’elles vont en rencontrer d’autres, les renforcer, et qu’elles
peuvent contribuer à nourrir, à leur toute petit échelle, la vie nationale. Il
faut donc souvent se résigner à creuser son petit tunnel, en joignant à la
satisfaction d’exprimer un point de vue argumenté l’espérance que dans l’esprit
de certains lecteurs, certaines des idées avancées, se combinant avec d’autres
dont l’auteur ignore tout, peuvent servir à un travail utile. C’est une des raisons
pour lesquelles il me semble qu’en « sciences humaines » au moins, la
recherche ne me semble pas dissociable de l’enseignement.
Les petits articles que je publie dans La Croix sont ainsi comme des lettres dont je ne sais pas à qui je
les envoie, dans l’espoir d’une réponse diffuse, aléatoire et surprenante. Mais
aussi l’occasion de poursuivre une sorte de méditation personnelle sur la
politique française. Comme je l’avais fait il y a quelques mois, je voudrais
faire ici le point sur le chemin parcouru.
Le 7 mars 2013, est paru un article intitulé : « Et
s’il n’y avait plus d’idéologies ? ». L’idée avancée est que l’explosion
de l’information rend impossible l’édification d’une théorie globale prétendant
donner la clef de l’action politique. Ainsi, s’il y a encore des idéologies au
sens faible (ensemble d’idées autour desquelles se produit la mobilisation
politique), il ne peut plus y avoir de grandes idéologies comme celles qui se
sont exprimées dans le phénomène totalitaire. Nous savons trop de choses, dans
trop de domaines, et la connaissance est trop éclatée désormais pour qu’une
synthèse sur le modèle du marxisme puisse paraître crédible. L’économie
politique elle-même ne fournit plus de modèle global.
Je m’en prenais à l’idée selon laquelle une « idéologie
libérale », voire « ultralibérale » règnerait aujourd’hui, et
essayais de montrer les limites de ceux qui voient la réalité politique
actuelle comme la lutte entre « le modèle républicain » ou « le
socialisme » contre « l’idéologie libérale » :
« Comme toute doctrine, comme toute religion, le
libéralisme peut bien sûr se dégrader en idéologie. De ce point de vue, «
l’ultralibéralisme » n’est pas un fantasme. Quand on lit Capitalisme et liberté
de Milton Friedman, ou l’œuvre fascinante de Hayek, c’est bien une théorie
globalisante qui nous est proposée. Mais Friedman ou Hayek ont peu de
défenseurs en France, et ce n’est pas eux que visent ceux qui voient partout
des « ultralibéraux ».
" Ce qui est rejeté, c’est justement le point le plus fort de
la tradition libérale : la mise en avant des limites de ce que l’État peut
imposer à une société, le respect de l’autonomie de la société civile. La
limitation obligée du choix des possibles en politique. La nécessaire prise en
compte des contraintes économiques, de ce domaine où, comme disait Charles
Péguy, « il n’y a pas de miracles ».
L’idée que le progrès est issu autant de la société que des grands
projets politiques, et que, finalement, une politique ne marche que si elle
correspond aux attentes et aux initiatives d’une partie significative du pays.
En cela, un certain libéralisme est la démocratie de la « majorité silencieuse
». »
Le 2 mai 2013, je revenais à la politique concrète en m’interrogeant
sur les chances de l’UDI (« L’UDI peut-elle changer la donne ? ») ;
je me suis demandé si le nouveau parti centriste pouvait répondre à la crise
des idées modérées qui sévit depuis trente ans et qui me préoccupe, parce que j’y
vois une des sources de notre incapacité à mener des réformes profondes et pas
trop déséquilibrantes. Après une description de cette crise, je mettais en
avant trois conditions au renouvellement de la culture politique française par
une contribution de l’UDI.
La première était la production d’un véritable discours sur
l’Europe, capable non pas de se cantonner à l’incantation fédéraliste parfois
aussi « hors sol » que le souverainisme, mais d’articuler les
dimensions nationales et européennes : Qu’est-ce que la France peut
attendre de l’Europe ? Qu’est-ce qu’elle peut lui apporter ? Des
réponses à ces questions existent, il faut les rassembler et les présenter
clairement.
La seconde était l’élaboration d’un véritable discours
économique. C’est le lien avec l’article précédent. Il n’y a plus de modèle
global immédiatement opérant en économie politique, mais un ensemble de
constats partiels assez bien étayés : c’est donc au politique qu’il
appartient de présenter un diagnostic, de montrer ce qui est possible et ne l’est
pas, et de définir une action cohérente. En particulier, de cesser d’isoler des
variables, comme celle du chômage, pour inscrire la lutte pour l’emploi dans le
long terme et dans une politique économique globale.
La troisième est la sortie de la rhétorique de la guerre
civile, inaudible et sans crédibilité quand elle oppose des partis de
gouvernement. Alors que l’UMP s’y enlise d’autant plus qu’elle ne parvient pas
à définir une ligne politique, faute d’avoir réglé son problème de leadership.
L’histoire était plus présente dans l’article du 6 mai 2013,
intitulé : « Les années 1930, vraiment ? ». J’y mettais en
avant l’aspect artificiel du rapprochement fait entre notre époque et
celle-ci. Après avoir noté quelques
similitudes, comme la crise économique et la dégradation du climat public, je
montrais tout ce que ce rapprochement avait de forcé. Voici la fin de l’article :
« Où est aujourd’hui la menace extérieure ? Où est la
perspective de la guerre qui fut dans les années 1930 si mal préparée
stratégiquement, déclarée à contretemps et menée en dépit du bon sens ? Où est
l’équivalent de l’épouvantable tenaille géostratégique dont les deux pinces
étaient l’URSS de Staline et l’Allemagne de Hitler ?
" Certains esprits de 2013 annoncent l’apocalypse pour ne pas
affronter le problème d’un déclin. Ce dernier est pourtant relatif et
réversible. Alors qu’il fallut l’horreur d’une guerre pour que la France,
blessée par le désastre de 1940 dont elle ne s’est qu’à moitié remise, sorte de
la « décadence » vivement sentie par Raymond Aron pour connaître un
spectaculaire relèvement.
" Mais revenons dix ans en arrière : en 2003, Nicolas Baverez
publiait un ouvrage dans lequel il tentait d’inventorier le décrochage français
. Son diagnostic pouvait être discuté et nuancé, les propositions de réforme
qu’il formula débattues : on préféra largement alors stigmatiser le «
déclinisme ». Son livre vaut pourtant d’être relu aujourd’hui.
" Aujourd’hui comme dans les années 1930, on préfère
l’outrance oratoire à la défense de solutions concrètes et courageuses. Mais
comme le débat politique est moins violent ! La dérision et l’irrespect,
l’indignation aveugle ont beau être corrosifs,
l’insulte est rare, et quand elle surgit elle est très majoritairement
stigmatisée. La crise est préoccupante,
mais les systèmes de solidarité sociale et internationale sont tout autres
qu’avant 1940. Les hommes politiques des années 1930 avançaient dans le
brouillard, alors que la connaissance des réalités économiques, si elle ne
dicte pas une seule politique, permet d’élaborer des orientations stratégiques.
L’apocalypse de 1940 ne nous guette pas. Nous n’aurons pas à
tout reconstruire à neuf, mais nous ne serons pas dispensés de l’inventaire des
forces et des faiblesses actuelles du pays. »
Enfin, le 5 juin 2013, je tentais de répondre à la question
suivante : « Le mur de Berlin est-il tombé en France ? » :
j’y défendais l’idée selon laquelle nous n’avions pas totalement tiré la leçon
de l’échec du communisme soviétique. Ce dernier aurait dû, selon moi, conduit à
s’interroger sur les limites du volontarisme politique, et conduire à redéfinir
ce qui est possible ou pas en termes d’amélioration de la société. Et donc
infuser une solide dose de pragmatisme dans la culture politique française.
Tout au contraire, le discours politique a eu tendance à rester
ultra-volontariste, et à faire le grand écart avec les pratiques
gouvernementales.
Deux causes selon moi expliquent ce phénomène : le
maintien d’une tradition républicaine « rouge » visant à construire
une société égalitaire et fraternelle (le pire et le meilleur de l’idée
républicaine, sa ressource mystique et la source possible d’un déchaînement de
violence), et d’autre part la faiblesse numérique du nombre des militants de
tous les partis, peuvent d’autant plus vivre dans l’enchantement que leurs
organisations sont peu ancrées dans la société. Finalement, c’est peut-être
maintenant, sous la pression de la dure nécessité, que la culture politique
française est en train de muter.
Ces articles sont une goutte d’eau dans un océan ; ils
espèrent participer à un courant d’idées, ou au moins à une tendance qui tente
de concilier lucidité et refus de la dépression collective où nombre d’entre
nous sont tombés, et de faire qu’une politique désenchantée ne soit pas une
politique sans valeurs, sans conviction et résignée d’avance à l’impuissance.
Qui veut tout pouvoir, au fond, ne peut rien.
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