La politique ne peut pas tout
parce que l’État ne peut pas tout. On le voit dans l’affaire Florange, on le
voit dans les négociations européennes où la France n’en finit pas de découvrir
que faute de partenaires, faute surtout d’avoir ménagé l’Allemagne, ses marges
de manœuvres se trouvent considérablement réduites, on le voit dans l’impossibilité
de générer immédiatement de la croissance.
Le constat est ancien, et nous
feignons constamment de redécouvrir cette réalité, parce que périodiquement
nous sommes subis à des surdoses de discours volontaristes, au point que la
sphère médiatique, et avec elle l’opinion, semble devenue dépendante. Comme
pour une drogue, les effets euphorisants s'atténuent à la longue, mais il semble que nous
ne puissions plus nous passer de ces promesses toujours réitérées – les dealers
eux-mêmes ne paraissent d’ailleurs pas plus convaincus que cela de la qualité
des produits proposés.
Jamais le politique n’a dominé l’économie,
jamais il n’a pu se passer des puissances financières, quand bien même il les
brutalisait, jamais l’État n’a orienté l’ensemble de la vie sociale, jamais un
pays n’a pu se passer d’alliés dans sa politique extérieure, sauf à se lancer
dans des expériences totalitaires que tous répudient aujourd’hui, mais dont
personne ne semble pressé de tirer vraiment les leçons.
Alors, à quoi sert la politique ?
Ou plus exactement, que peuvent et que doivent faire les politiques ?
Quelques grandes généralités ne sont peut-être pas inutiles pour clarifier un
peu notre regard, et dissiper la brume amollissante qui gêne l’analyse et
opacifie les choix.
Tout d’abord à fournir le cadre.
La déclaration de 1789 mérite d’être relu, et singulièrement son article 2 :
« Le but de toute association politique est la conservation des droits
naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la
propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. » On dira qu’il s’agit
de l’État minimum des libéraux. Oui, certainement. Le maintien de l’État de
droit reste un socle indispensable, comme on le mesure à nos dépends chaque fois que l’on
essaie de démocratiser un pays où l’appareil étatique n’existe pas vraiment, ou
est par trop corrompu. Mais Marcel Gauchet l’a dit de manière frappante, « les
droits de l’homme ne font pas une politique », et l’État ne saurait s’en
tenir à sa première mission. Celle-ci demeure cependant essentielle, et, si
elle est peu spectaculaire, elle demande une énergie forte. Comme le disait
Auguste Comte, s’inspirant de la physique, il faut plus d’énergie pour
maintenir un ordre que pour le désorganiser.
Ensuite à clarifier les choix :
quels mouvements de la société le gouvernement veut-il encourager ? Lesquels
veut-il contrebalancer ? Dans le cadre des futurs possibles, et dans les
limites de nos facultés de prévision, vers lequel veut-il tendre ? Cela
suppose une claire conscience, et une claire explication, de ce que l’État peut
et de ce qu’il ne peut pas. Nous ne sommes plus ici seulement dans le libéralisme, nous
allons soit vers la démocratisation (dans quelle mesure peut-on favoriser l’égalité
des chances ?) soit vers le conservatisme (au sens noble : quelles
traditions voulons nous protéger, préserver?).
Bien sûr, un gouvernement doit
avoir aussi le souci de sa propre existence, et savoir quand il vaut la peine d’aller
contre l’opinion dominante et de risquer l’impopularité. Mais cela, ce n’est
pas un service que la politique rend à la société, c’est un service que les
politiques momentanément dominants se rendent à eux-mêmes, et cela les regarde
strictement.
À partir du moment où on a bien
conscience de ces deux impératifs (maintenir l’État de droit et définir un
projet politique réaliste), qui niera l’utilité de la politique ?
Inversement, ces impératifs tendent à nous rendre sévère pour le spectacle offert
actuellement par la politique française. Je reste persuadé que si ces deux
impératifs ne sont pas perçus, c’est que le second, actuellement n’apparaît pas :
il est comme noyé dans le discours de la toute-puissance et dans la tentative
dérisoire de sauvegarder à tout prix une popularité qui, de toute manière,
échappe aux gouvernants en période de crise et dont nous ignorons les recettes,
tant les mécanismes de formation de l’opinion sont complexes. (Les mouvements de
l’opinion ne sont lisibles et clairs qu’après coup.)
Ce qui me semble manquer à ce
pays si politique, si friand d’idées et actuellement si dépressif qu’est la France,
c’est une pensée du progrès qui s’attache à démêler ce qu’il peut y avoir de
positif dans le mouvement actuel de l’Histoire des périls éventuelles. Elle
ne viendra pas d’un penseur, ni d’un politique, mais de tout un foisonnement de
réflexions et d’initiatives individuelles. La culture et la réflexion peuvent
avoir un rôle, celui de contribuer à la mise en place d’un climat intellectuel
différent, qui tenterait le mariage difficile de la lucidité et de l’espérance.
Là encore, le politique ne peut pas tout.
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