Nous arrivons, semble-t-il, à la fin d’un cycle, ou au moins d’une période. Celle-ci, en France, a commencé en 1988. De 1958 à 1988, en effet, tous les gouvernements de la Cinquième République, y compris celui de la première cohabitation (1986-1988), ont procédé à des réformes qui ne visaient pas seulement à s’adapter en catastrophe à la réalité présente, mais à anticiper l’avenir. Après 1988, la volonté réformatrice de quelques-uns des gouvernants ne s’est pas éteinte, mais leur fragilité politique, dans une période d’alternances répétées (de 1988 à 2002, aucune majorité législative sortante n’a été reconduite) les a conduit à limiter leur action. De plus, la profonde incertitude idéologique qui a frappé socialistes et gaullistes, devenue manifeste, était un frein considérable au traçage de perspectives à long terme.
Après 1988, nous sommes entrés dans l’ère de la modernisation contrainte. Les gouvernements, quand ils en ont eu le courage, se sont échinés à faire tolérer à une opinion rétive des réformes d’ajustement. La France se modernise bien, mais comme à reculons. Si les forces de gouvernement ont été durement sanctionnées (et pas seulement le parti socialiste) aux élections présidentielles de 2002, ce n’ était pas seulement parce que les deux principaux candidats, Lionel Jospin et Jacques Chirac, n’avaient pas fait campagne, mais aussi parce qu’une crise de confiance importante secouait le pays, crise que la volonté de clarté de Lionel Jospin n’a pas réussi à répondre. On peut lire pareillement l’échec du référendum sur le projet de constitution européenne en 2005.
Je me souviens des lendemains de 2007. Après une élection très mobilisatrice, beaucoup ont cru que nous sortions d’une période floue et indécise, à droite comme à gauche : Nicolas Sarkozy allait mener une politique clairement identifiable, et la gauche, après trois échecs successifs aux élections présidentielle, allait être obligée de se renouveler.
J’ai déjà essayé dans ce blog de démêler le bilan de Nicolas Sarkozy, masqué par la désorganisation de l’action gouvernementale. On trouve quelques réformes de fond (l’autonomie des université, la révision constitutionnelle, la création des conseillers territoriaux…), mais plus de chantiers ouverts que de réformes profondes. La multiplication des chantiers s’est faite au détriment de réformes abouties et surtout au détriment du dégagement de perspectives claires. Quant au parti socialiste, s’il a remis en ordre ses fondements idéologiques, avec la déclaration de principes de 2008, il a plus terminé sa mue en parti de gouvernement commencée en 1981 que montré sa capacité à indiquer les axes majeurs d’une action politique cohérente.
L’indécision politique, qui domine depuis 1988, a eu un coût financier important et une condition de possibilité : l’accroissement de la dette. Nous avons eu trente ans pour adapter le modèle social français et pour accomplir la modernisation de l’État lui permettant de retrouver des marges de manœuvre. Ces trente ans ont été perdus. Chaque fois que nous avons laissé en l’état quelque chose que nous ne pouvions plus financer, chaque fois que nous avons renoncé à moderniser l’État, le maintien plus ou moins complet de l’existant a été financé par le déficit, et donc par l’accroissement mécanique de la dette.
La crise des dettes souveraines, c’est la fin obligée de l’indécision politique. Les dirigeants français, et ceux qui aspirent à l’être, ont perdu la manne qui leur permettait de tenter de contenter tout le monde, et de maintenir dans un monde qui change à grande vitesse des structures inadaptées. La nouvelle période commence brutalement et paradoxalement, sous le signe d’une certaine impuissance politique : on le voit dans la campagne : les principaux candidats semblent n’avoir plus rien à promettre, ou, plus brutalement, plus rien à vendre qu’eux-mêmes et quelques décisions symboliques. Et il est possible que l’élection se joue ainsi – dans ce cas, la bonne performance oratoire de François Hollande, le week-end dernier, est un atout très sérieux.
Nul ne songe à se réjouir de la crise. Mais qui dit crise dit mutations. La crise que nous vivons est grosse d’une mutation politique : la modernisation contrainte du modèle français ne peut plus être envisagée pièce à pièce, là où le vaisseau prend l’eau de manière trop manifeste. Paradoxalement, l’urgence rend encore plus nécessaire une perspective de long terme. Ni l’UMP, idéologiquement carbonisée, ni le Parti socialiste, malgré la modération de son programme, ne possède ce type de perspective. Mais le futur gouvernement, quel qu’il soit, parce qu’il ne peut compter ni sur la manne publique, ni sur l’état de grâce, est condamné à plus de cohérence, à plus de vérité face à l’opinion, condamné à faire des choix clairs : il ne pourra plus croire qu’il pourra contenter tout le monde en laissant filer la dette qui ne peut plus filer – il sera obligé de choisir s’il veut au moins contenter une partie de l’opinion et pouvoir revendiquer le service de l’intérêt général.
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