Depuis les années 1990, il me semble avoir assisté à deux mouvements dans les milieux intellectuels, deux courants de fond qui affleurent dans les conversations de café, dans les éditoriaux, dans les brefs échanges des périodes électorales. Ces deux courants d'ailleurs se côtoient et souvent d'entremêlent, et leur zone de contact, assez large, dessine une ambiance.
Le premier est celui d'un net refus du monde « comme il va », et en partie, de l'Histoire avec un grand H, comme processus collectif et largement incontrôlable, au prix de la célébration inconditionnelle du volontarisme politique.
A gauche, c'est l'altermondialisme, au sens le plus large, dans sa version réformiste (ATTAC) ou dans sa version « révolutionnaire » (NPA). « Un autre monde est possible » = celui-là ne nous convient pas, nous n'avons pas confiance dans la manière dont il évolue, Il faut faire machine arrière et prendre un autre embranchement. Ajoutons à cet altermondialisme un mouvement de réaffirmation identitaire perceptible dans les forces qui animent le « front de gauche ».
A droite, c'est le souverainisme: le pouvoir politique appuyé sur la souveraineté nationale doit retrouver le contrôle des grandes évolutions collectives. La construction européenne, la mondialisation, le libre échange, ont miné la seule autorité vraiment démocratique et légitime, celle de la nation. Il faut retrouver le sens perdu de l'identité politique nationale.
Ces deux tendances, en même temps qu'elles sont culturellement très influencte, peinent à s'unifier politiquement. Les élections régionales semblent indiquer que pour l'instant, Olivier Besancenot ne parvient pas à accomplir le vieux rêve de l'extrême gauche française : récupérer ce qui reste du Parti communiste et de son implantation. Les souverainistes n'ont pas trouvé de leader et restent divisés en petits cénacles, quitte à s'enthousiasmer de temps en temps pour des personnages en lesquels ils rêvent de voir de nouveaux de Gaulle (comme Jean-Pierre Chevènement en 2002 ; certains d'entre eux subiront peut-être l'attraction d'un Dominique de Villepin qui vient pourtant d'autres sphères).
Je laisse de côté, à gauche, la question des écologistes, qui, du fait de leur électorat et de leur environnementalisme, semblent plus que les autres voués à être une force d'appoint de la gauche réformiste, et dont la mesure du succès politique sera sans doute l'influence qu'ils auront ou non sur le parti socialiste, leur partenaire privilégié.
Revenons au courant que nous venons de détailler, celui du refus du monde comme il va. Son émiettement n'est à mon sens pas dû au hasard. Il vient de l'absence d'une vision de l'avenir. Il vient précisément de son incapacité, dans chacune de ses variantes, à s'enter sur quelques unes des grandes évolutions qui travaillent l'humanité. Il vient du postulat de la toute-puissance du politique, que rien, dans l'Histoire, ne vient confirmer. Rien d'étonnant d'ailleurs à ce qu'à chaque crise, qu'à chaque difficulté, les militants du grand refus rêvent d'un retour en arrière, sans voir que chaque phase, chaque train de réformes politiques s'adaptant aux mouvements de la société (par exemple les politiques de libéralisation des années 1980-1990) a changé la donne. Le refus de combiner les héritages idéologiques et la prise en compte des mutations concrètes du monde, c'est au fond le refus d'édifier un projet politique.
Le second courant est celui de la désillusion mélancolique. Perceptible dans certains propos de François Furet à la fin de sa vie, dans les travaux de Marcel Gauchet, on sent que c'est contre lui que Pierre Rosanvallon essaie de lutter. Il va probablement se renforcer par l'échec des néo-conservateurs américains. La démocratie libérale est alors présentée comme un régime désespérement prosaïque, seul encore debout après la fin des « utopies », mais correspondant à une sorte de fin programmée de la politique. Vision très franco-française, à mon sens, qui ne distingue pas crise globale de la démocratie et marasme spécifique de la politique française. Nous serions alors condamné à un inventaire mélancolique, dans une société, au fond, sans histoire.
Ce second courant n'a pas réussi à vaincre le premier. Mais il a malgré lui contribué à une évolution fâcheuse : à n'insister que sur l'inachèvement de la démocratie libérale, que sur la faiblesse et la non-crédibilité des alternatives qui lui ont été opposées, on favorise le basculement des partis de gouvernement vers l'opportunisme pur et simple. Ici, on admet les évolutions du monde tel qu'il va, et on se borne à réagir quand on s'écarte trop des principes fondateurs de la démocratie. On essaie de prévenir les requêtes contestataires, vues ainsi comme a-priori légitimes. On ne construit finalement pas un projet. Les forces de gouvernement reste unies, mais c'est en raison de nécessités pratiques, liées à l'organisation de la compétition politique et à la conquête concertée du pouvoir. Cette unité minimale est fragile : elle ne se marque qu'autour d'un leader en ascension, elle ne permet pas de partir des rivalités de personne pour aboutir à une actualisation du fonds commun.
Les idées ne font pas tout, et n'expliquent pas tout. Mais elles contribuent à dessiner notre paysage politique. Nos deux courants ont souvent un horizon commun, qui est la République. Le « modèle républicain » est invoqué par les uns et les autres. Le « décanoniser », le rendre moins figé, montrer ses tensions internes, sa dynamique, ses capacités d'adaptation, sa capacité même à contourner ses propres limites, ce serait se situer au coeur du problème de la politique française, à l'articulation de son unité et de sa pluralité. Envisager ses mutations, la manière dont il se confronte aux expériences étrangères, saisir sa présence ou son éloignement, oser parfois dire ce qui est mort et vivant en lui. Vaste chantier, que de grandes oeuvres (je pense par exemple aux livres de Jean-Marie Mayeur) on déjà préparé.
3 commentaires:
Bonjour,
Moi, pas historien mais j'ai envie d'intervenir, j'ai remarqué une unique grande tendance en regardant la télévision et en lisant un peu le journal, c'est l'amour-propre cultivé en toute bonne conscience par les gens au pouvoir ou en capacité de l'être.
Ou alors si ils ne s'aiment pas, c'est parce qu'ils préfèrent largement les quelques uns qu'ils croient mondainement supérieurs à eux.
Quand même de nos jours, être à la tête de l'Etat, d'une grande entreprise, ou d'un journal national, ça devrait plus être une honte qu'autre chose, rien qu'à cause de comment on a dû être un double-face, un fils à papa ou un premier de la classe à un moment ou à un autre.
Je pose la question: Est-ce que Claude Guéant peut vraiment donner envie à qui que ce soit? Et pourtant, il est souvent là, avec son arrogance en bandoulière. D'où je me permet de reposer une question: mais dans quel monde vit cet homme?
Moi je trouve, c'est ça LE fondamental problème d'où découle la division que vous décrivez. Et refuser le monde tel qu'il va constitue toujours, au moins légèrement, un signe de noblesse.
il y aurait sans doute quelque chose à écrire sur la mélancolie en politique... Saturne at-til sa place dans la cité, et dans le choc des idéologies ?
je vous ai entendu aux lundis, petite déception, je vous imaginais plus énergu. ou alors faut-il accuser cette crise ?
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