Un des commentaires du dernier post, quand bien même il était volontairement provocateur, m’a donné envie de m’expliquer. Pourquoi un historien s’intéresse-t-il, me demande-t-on, à des personnages comme François Hollande, qui figureraient parmi les promoteurs de la grande abdication du politique, symbolisée par la construction européenne, la toute-puissance des États-Unis, la mondialisation libérale, etc. ? Pourquoi ne pas s’en tenir aux grandes figures, grands politiques, grands penseurs, ceux qui auraient vraiment eu de l’influence?
Le regretté Philippe Séguin aimait à répéter qu’il n’y avait pas de pouvoir politique, mais seulement une lutte contre l’impuissance. Grande vérité, encore plus grande en démocratie, le régime qui est conçu justement pour associer directement ou indirectement le plus grand nombre possible de gens au pouvoir, encore plus grande en démocratie libérale, où non seulement on veut cet émiettement collectif du pouvoir, mais où l’on veut laisser respirer la société, et où on souhaite qu’il y ait des contre-pouvoirs. C’était déjà ce que pressentait au XIXe siècle Antoine Cournot, mathématicien et philosophe : le règne de la loi, la diffusion des institutions rendait l’action individuelle des gouvernants moins décisive, et on pouvait émettre l’hypothèse d’une sorte de grande stabilisation politique. Tout politique, en démocratie libérale, quand bien même il est porteur de grandes orientations, doit négocier celles-ci. Et la négociation n’est jamais gratuite.
D’une certaine manière, en démocratie, le succès politique même masque un échec partiel.
Les modérés intériorisent facilement cette dimension de négociation. Ils cherchent des compromis, ne croient pas en leur propre infaillibilité : ils comprennent, mieux encore ils aiment la logique de la démocratie libérale. Ils ont compris que les institutions sont souvent un formidable réducteur de violence. Ils préfèrent l’ironie à l’invective (« Je préfère cette forme d’expression à l’outrance, l’indignation et au réquisitoire », p. 84), parce que l’ironie suppose à la fois que l’on accepte le jeu politique et que l’on s’en écarte pour son propre compte. L’ironie est une lucidité qui a renoncé à conduire les affaires du monde. Ils n’ont pas les fameuses colères de Philippe Séguin, ils savent que les avancées sont toujours partielles, et ce qui importe pour eux, c’est d’avancer dans le bon sens. Ils ont en quelque sorte intégré à leur vision politique un sens aigu et non tragique de la finitude humaine.
Les modérés ne sont pas seuls en lice, et leurs rêves raisonnables ont du mal à entraîner. Dans toutes les formations, ils sont débordés par les radicaux de tout poil. Discours intransigeants, identitaires qui voient partout des choix dramatiques, des pentes glissantes, des urgences, des précédents dangereux, de grandes conquêtes à réaliser. A eux l’hyperbole, la rhétorique de l’indignation, l’émotion, la vivacité. L’impatience aussi, le goût de bousculer, le refus des contraintes. Contraintes qui pourtant, continuent d’exister. Des radicaux, il en est partout, chez les libéraux, chez les socialistes, chez les conservateurs…
L’écueil des modérés, c’est l’impuissance. L’écueil des radicaux, c’est le verbalisme. Les deux peuvent se rejoindre dans l’immobilisme.
François Hollande est un modéré ; il a le goût du réel, des progrès concrets, des changements progressifs : cela est son tempérament et le pousse à affirmer que « la politique a besoin de fidélité, de cohérence et de continuité » (p. 76). Mais on sent aussi dans son livre une indécision.
Il ne se résout pas à certains abandons, et cultive les regrets. Je ne suis pas sûr que le projet de « confédération européenne », de François Mitterrand qui incluait la Russie mérite des regrets. Comment les anciens « pays de l’Est » auraient-ils pu l’accepter ? Dans d’autres pages, François Hollande regrette… le plan (p. 104-5), ce qui donne à sa modération un arrière-goût technocratique. De même, alors qu’on sait son engagement en faveur du « oui » au référendum de 2005, et plus généralement de l’Europe, le voilà qui tout à coup paraît donner raison à ses adversaires victorieux : « La cause de l’échec est plus profonde, elle tient au rapport critique que les Français ont nourri avec un mode de construction de l’Europe, à des abandons non consentis de souveraineté et à une incompréhension devant des décisions sans légitimité ». Il ajoute même une « crise de l’identité nationale », p. 253. Pourtant, ailleurs dans son ouvrage, il évoque les déterminants de politique intérieure du vote de 2005… Il faudrait au moins tenter d’articuler les deux modes d’explication, et savoir dans quelle mesure on donne raison aux uns ou aux autres, sans accumuler les concessions.
À plusieurs reprises, l’interlocuteur de François Hollande lui demande s’il n’aurait pas dû, à tel ou tel moment, et alors qu’il était premier secrétaire du PS, déclarer sa candidature. Avant 2005, ce n’était jamais le bon moment, et toujours la mission de maintien de l’unité l’emportait. Après l’échec de 2005, ce n’était plus possible… mais on voit bien que jamais François Hollande n’a tenté de bousculer le destin. De se mettre dans le jeu en posant une décision, en essayant que, pour une fois, les choses pivotent autour de lui. Il estime avoir laissé passer la possibilité d’imposer son autorité sur le parti lors de la campagne référendaire de 2005, quand il n’est pas parvenu à imposer de sanction contre Jean-Luc Mélenchon qui participait aux meetings nonistes (p. 252).
D’analyse lucide en analyse lucide, il a laissé jusqu’à présent passer le temps de la décision : lui qui estime que le plus rationnel serait que le premier secrétaire du parti socialiste soit candidat à la présidentielle (« La solution la plus simple serait d’établir que celui ou celle qui dirige le parti soit candidat », p. 295), a laissé passer son mandat sans l’être. Il accepte le système des primaires, qu’il désapprouve au fond. Il les souhaite « au plus tard fin 2010 » (p. 283) : Martine Aubry les a prévues au second semestre 2011. Bref, ce négociateur sans courant est emprisonné dans sa conception purement contractuelle de la politique.
Et nous nous trouvons ramenés à une grande question : la démocratie libérale fonctionne-t-elle uniquement sur ses propres valeurs, où a-t-elle besoin, pour fonctionner, que s’y exprime la « grande », avec son côté monarchiquo-dramatique ? J’avoue m’inquiéter pour le destin futur de François Hollande lorsque je lis ce genre de phrase : « L’élection présidentielle est bien plus que la rencontre entre une personne et le peuple. Je laisse ça aux gaullistes de l’élection présidentielle ! Il s’agit d’un contrat qui se noue entre le dirigeant d’une formation politique et la société » (p. 280). Oui dans le système britannique, quand on élit la Chambre des Communes en posant ainsi le choix du Premier ministre – mais est-ce la logique des présidentielles au suffrage universel ?
Cependant, tous les politiques peuvent être portés par les circonstances. D’une certaine manière, François Hollande est l’exact opposé de Nicolas Sarkozy. Il a des idées courageuses sur la fiscalité, des idées originales sur la manière dont on peut combiner le souci de la production et l’écologie. Il est encore populaire parmi les militants socialistes. Il prend position clairement sur la question des alliances, et est assez lucide sur ce que les socialistes peuvent attendre de l’extrême gauche : ils peuvent, nous dit-il, toujours courir vainement derrière elle, « ils ne recevront rien en retour. Pas même de la considération. Ils n’ont pas à imaginer une alliance, une convergence, même pas une sympathie. Au mieux, une préférence lors du choix décisif » (p. 362). On trouve chez lui les éléments d’une définition de la gauche modérée et l’ébauche d’un programme, et il est capable de fédérer. Il est donc apte à occuper l’espace du centre gauche, sachant que celui-ci, fort d’une grande légitimité intellectuelle et morale, n’a pas été ces derniers temps un lieu d’où l’on s’élève vers les sommets du pouvoir.
2 commentaires:
Je retrouve bien là le refus des extrêmes et de la violence qui ressortait de certaines discussions d'il y a déjà maintenant pas mal d'années...
Maintenant que je n'ai plus 20 ans (depuis déjà un certain temps), je m'en suis effectivement éloigné (selon la célèbre maxime, dont l'auteur m'échappe). 2002 a été un tournant. Mais je me demande : peut-on comprendre la modération avant d'avoir un peu avancé dans la vie ? (ou ce que je viens de dire relève-t-il de l'"âgisme" ? Peut-être fais-je un trop-plein d'-ismes d'ailleurs...)
Un rapport au temps fascinant, éclairant. Les modérés seraient-ils ceux qui regardent en arrière pour mieux penser, les radicaux ceux qui veulent ignorer toute leçon qui vienne du passé, échec comme succès ?
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