Le vingtième anniversaire de chute du mur de Berlin approche. Depuis, tout à été bien vite en Europe de l’Est. Je me souviens avoir un jour demandé à un ami, professeur d’histoire à l’Université de Poznań, comment les communistes de son pays avaient pu si vite se reconvertir pour constituer une gauche, certes laïque, mais libérale. Il n’avait pas hésité à me répondre : si les communistes s’étaient si vite transformés, c’était que depuis les années 1960, ils ne croyaient plus à la supériorité du modèle communiste. D’autres historiens confirment ce diagnostic : le congrès de 1956 et la dénonciation des crimes de Staline par Khrouchtchev marquent bien le « commencement de la fin » pour le communisme soviétique.
Laissons de côté les pitoyables justifications rétrospectives du type : « ce qui s’est passé en Union soviétique n’a rien à voir avec le communisme ». Au contraire, toute la force du mouvement communiste international était de pouvoir allier idéal révolutionnaire et apparence de réalisme : la révolution mondiale qui devait engendrer un nouveau type de société avait déjà commencé en 1917, et l’URSS représentait déjà une esquisse de ce nouveau monde. Khrouchtchev, quand bien même il ne dénonçait pas la collectivisation, de loin la plus meurtrière des entreprises staliniennes, avait au sein même du mouvement communiste disqualifié le modèle, désenchanté la terre promise. Les années 1960 virent la quête effrénée de nouveaux modèles, tant le mythe révolutionnaire essayait de se survivre : la Chine de Mao, l’Albanie même pour certains, la Yougoslavie de Tito… il fallait à toute force trouver un nouveau suaire de Turin. Tout cela était bien possible, une preuve, un bout même du nouveau monde étaient bien là, présents dans l’ancien, le Royaume était bien au milieu de nous…
Cette espérance révolutionnaire persistante, en France même, n’était pas un produit d’importation : l’idée de rupture radicale, l’horizon d’une communauté fusionnelle après une régénération totale, tout cela figure dans le legs de la Révolution française, à côté d’une formulation universelle des principes de la démocratie libérale. Est-ce pour cela qu’il me semble que chez nous, le mur de Berlin n’est pas vraiment tombé ?
La culture politique française a été profondément remodelée par la disqualification de l’extrême droite consécutive à la seconde guerre mondiale. On pourrait dire que d’une certaine manière, la réflexion sur le fascisme et sur la collaboration, comme celle issue de la décolonisation qui lui est en partie liée, a conduit à une délimitation plus stricte des principes démocratiques. Mais la question posée par l’héritage du communisme est tout autre. Le communisme en France s’est installé dans le lit du républicanisme rouge, et plus exactement dans le versant autoritaire de ce courant. L’idée que la politique et l’idéologie étaient toutes-puissantes, que l’on pouvait régénérer l’humanité, l’absorption propagandiste du réel dans le discours, la diabolisation absolue de l’adversaire, tout cela qui tient sans doute plus de Lénine que de Marx, tout cela s’enracine à la fois dans les aspects les plus radicaux de la Révolution française et dans une rhétorique démocratique extrêmisée. Finalement, l’effondrement lamentable du communisme, son bilan accablant (malgré toutes les tentations révisionnistes) remet profondément en question une certaine manière de penser la politique.
Penser le communisme marxiste-léniniste, penser son bilan et les dizaines de millions de morts qu’il a entraînés, c’est être conduit à critiquer de manière impitoyable l’idée que la politique puisse faire naître une communauté authentique et fusionnelle. La critique du communisme conduit toujours à redécouvrir les vertus du pluralisme, des limites du pouvoir d’État, de l’autonomie de la société civile, et mêmes les limites nécessaires de l’action politique. Je me souviens du propos terrible d’une universitaire, au moment de la présidentielle de 1995 : « il n’y a plus de choix de société ». Mettre dans la main des gouvernants le type de société dans lequel nous voulons vivre, leur confier l’édification de la société… cela s’est fait déjà – qui en fut heureux ? Gambetta avait osé dire qu’il n’y avait pas une question sociale, mais des questions sociales, dont les solutions seraient toujours complexes et provisoires. Il faudrait dire aujourd’hui que la politique ne peut, sauf à basculer dans la violence, réinventer la société… ce qui ne l’empêche pas de proposer des politiques sociales.
Cette vérité mise à nu par l’épopée communiste, les intellectuels français sentent bien qu’elle est là. Que l’enchantement direct de la politique est mort. Que les questions de valeurs, que les questions de fait reviennent dans toute leur complexité et leur indécision. Qu’il est moins facile de jouer au prophète, que l’on doit réfléchir avant de s’indigner. Que la révolution n’est plus là pour transformer magiquement le négatif en positif, la critique radicale de l’existant en proposition pour l’avenir. Le dégoût de l’avenir, l’espèce de neurasthénie qui a saisi le pays ces dernières années compte parmi ses sources le refus d’accepter cette nouvelle donne (ou plus exactement le resurgissement de cette éternelle donne) de la pensée politique.
Laissons de côté les pitoyables justifications rétrospectives du type : « ce qui s’est passé en Union soviétique n’a rien à voir avec le communisme ». Au contraire, toute la force du mouvement communiste international était de pouvoir allier idéal révolutionnaire et apparence de réalisme : la révolution mondiale qui devait engendrer un nouveau type de société avait déjà commencé en 1917, et l’URSS représentait déjà une esquisse de ce nouveau monde. Khrouchtchev, quand bien même il ne dénonçait pas la collectivisation, de loin la plus meurtrière des entreprises staliniennes, avait au sein même du mouvement communiste disqualifié le modèle, désenchanté la terre promise. Les années 1960 virent la quête effrénée de nouveaux modèles, tant le mythe révolutionnaire essayait de se survivre : la Chine de Mao, l’Albanie même pour certains, la Yougoslavie de Tito… il fallait à toute force trouver un nouveau suaire de Turin. Tout cela était bien possible, une preuve, un bout même du nouveau monde étaient bien là, présents dans l’ancien, le Royaume était bien au milieu de nous…
Cette espérance révolutionnaire persistante, en France même, n’était pas un produit d’importation : l’idée de rupture radicale, l’horizon d’une communauté fusionnelle après une régénération totale, tout cela figure dans le legs de la Révolution française, à côté d’une formulation universelle des principes de la démocratie libérale. Est-ce pour cela qu’il me semble que chez nous, le mur de Berlin n’est pas vraiment tombé ?
La culture politique française a été profondément remodelée par la disqualification de l’extrême droite consécutive à la seconde guerre mondiale. On pourrait dire que d’une certaine manière, la réflexion sur le fascisme et sur la collaboration, comme celle issue de la décolonisation qui lui est en partie liée, a conduit à une délimitation plus stricte des principes démocratiques. Mais la question posée par l’héritage du communisme est tout autre. Le communisme en France s’est installé dans le lit du républicanisme rouge, et plus exactement dans le versant autoritaire de ce courant. L’idée que la politique et l’idéologie étaient toutes-puissantes, que l’on pouvait régénérer l’humanité, l’absorption propagandiste du réel dans le discours, la diabolisation absolue de l’adversaire, tout cela qui tient sans doute plus de Lénine que de Marx, tout cela s’enracine à la fois dans les aspects les plus radicaux de la Révolution française et dans une rhétorique démocratique extrêmisée. Finalement, l’effondrement lamentable du communisme, son bilan accablant (malgré toutes les tentations révisionnistes) remet profondément en question une certaine manière de penser la politique.
Penser le communisme marxiste-léniniste, penser son bilan et les dizaines de millions de morts qu’il a entraînés, c’est être conduit à critiquer de manière impitoyable l’idée que la politique puisse faire naître une communauté authentique et fusionnelle. La critique du communisme conduit toujours à redécouvrir les vertus du pluralisme, des limites du pouvoir d’État, de l’autonomie de la société civile, et mêmes les limites nécessaires de l’action politique. Je me souviens du propos terrible d’une universitaire, au moment de la présidentielle de 1995 : « il n’y a plus de choix de société ». Mettre dans la main des gouvernants le type de société dans lequel nous voulons vivre, leur confier l’édification de la société… cela s’est fait déjà – qui en fut heureux ? Gambetta avait osé dire qu’il n’y avait pas une question sociale, mais des questions sociales, dont les solutions seraient toujours complexes et provisoires. Il faudrait dire aujourd’hui que la politique ne peut, sauf à basculer dans la violence, réinventer la société… ce qui ne l’empêche pas de proposer des politiques sociales.
Cette vérité mise à nu par l’épopée communiste, les intellectuels français sentent bien qu’elle est là. Que l’enchantement direct de la politique est mort. Que les questions de valeurs, que les questions de fait reviennent dans toute leur complexité et leur indécision. Qu’il est moins facile de jouer au prophète, que l’on doit réfléchir avant de s’indigner. Que la révolution n’est plus là pour transformer magiquement le négatif en positif, la critique radicale de l’existant en proposition pour l’avenir. Le dégoût de l’avenir, l’espèce de neurasthénie qui a saisi le pays ces dernières années compte parmi ses sources le refus d’accepter cette nouvelle donne (ou plus exactement le resurgissement de cette éternelle donne) de la pensée politique.
2 commentaires:
Article très intéressant Monsieur, et très enrichissant notamment pour ceux qui n'ont pas connu cette période et qui la voient comme une utopie morte, des espoirs déçus ou bien comme le perdant "évidant" d'une bataille des modèles.
Cependant sur la réflexion plus large : pensez-vous que chaque génération ait son modèle ? Ou bien le temps des utopies est, au moins pour le moment, dépassée (notamment face à l'échec des communismes) au profit de plus de pragmatisme (ou carrément une désillusion) ? Auquel cas quel moteur peut-il se substituer à l'utopie ? A la vitesse de notre monde on peut aussi se demander quelle est la durée de vie de chaque modèle, 1, 2, 3 générations ? Ou alors s'ait-il des mêmes éléments toujours recombinés différemment....
Tout ceci m’inspire plusieurs réflexions…
Reprenons cette affirmation : "Il faudrait dire aujourd’hui que la politique ne peut, sauf à basculer dans la violence, réinventer la société…"
Il serait intéressant de poser la question inverse : l'évolution de la société dépend-elle uniquement du politique ? N’est-ce pas plutôt à elle de s'occuper de son avenir ? Je pense que la société actuelle a tendance à trop déléguer son pouvoir à la classe politique, d’autant plus qu’elle se sent de plus en plus mal écoutée et représentée.
Est-ce dire que les sociétés occidentales ont aujourd’hui perdu toute illusion ? Je ne pense pas… Elles semblent vivre avec la croyance que consommation rime avec bonheur. Du moins ont-elles vécues en marchant droit vers le mirage jusqu’à la fin des années 80. En effet, depuis quelques années, le modèle de société est remis en question. Guéries de l’illusion consumériste, nombre de personnes placent désormais leurs espoirs en un changement de société humaniste, axé sur des valeurs moins matérialistes. Car au final, bien que l’individualisme n’ait jamais été aussi prégnant, les hommes ressentent un besoin croissant de refabriquer du lien social. L’essor des Nouveaux Mouvements Sociaux le montre bien : on recense de plus en plus d’associations, de clubs et de rassemblements citoyens qui défendent une multitude de causes sociétales différentes (telles que le droit au mariage gay, la lutte contre le racisme, le commerce équitable ou éthique ou encore la promotion de l’agriculture bio). De même, le développement durable s’inscrit dans ce projet humaniste. Ainsi, nous passerions d’une utopie à une autre, de Gadget Wonderland à une non-lieu encore sans nom.
Cependant, s’il a lieu, ce prochain changement de société ne se fera sûrement pas que par le politique. Cette fois, tous les citoyens sont impliqués dans ce choix. Il me semble en effet difficile d’imposer par le haut un modèle d’accomplissement personnel et de respect pour l’environnement et autrui.
Ainsi, ce qui est révolu semble être davantage la violence politique en tant qu’outil de remodelage de la société que l’utopie par elle-même. Du moins dans les pays occidentaux…
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