Les approches d’une nouvelle année, les promenades le long de la Manche, sur quelques-unes des plages du Débarquement, la lumière à la fois pâle et dorée de Normandie, un œil jeté l’autre soir sur une émission « rétrospective » des années 1980… Il n’en faut pas plus pour se sentir convié, quand on avait vingt ans dans ces années-là, à faire le bilan d’une décennie.
On ne peut pas vraiment compter sur la télévision pour cela : le monde de l’image ne revient jamais que sur sa propre écume, que sur les schémas de l’époque qu’il a déjà produit à l’époque même, par simplification. Au mieux, il saisit certains signes d’évolutions profondes (et pour cela son travail propre n’est ni à négliger ni à mépriser), au pire il réanime les vieilles illusions. Le temps ne suffit pas au monde de l’immédiat pour se donner une profondeur : on peut être vieux sans avoir rien appris. Les bonnes enquêtes, approfondies, ouvertes, que l’on rencontre parfois à la télévision ne se retrouvent jamais dans les rétrospectives : elles s’étaient elles-mêmes, déjà, inscrites dans la durée et écartées de la norme.
Quand j’avais vingt ans, il y avait une foule de gens pour m’expliquer ce que c’était qu’avoir vingt ans dans les années 1980. Je les retrouve aujourd’hui m’expliquant mon passé avec la même tranquille certitude, que seule une bonne dose d’ignorance peut conforter. Ce qu’ils disent n’est pas toujours idiot, mais la vérité leur passe entre les lèvres comme par accident… Et surtout je vois naître ce phénomène pénible, l’autoglorification d’une génération à la face des autres, précédentes et suivantes. On entendait heureusement, au hasard de l’émission, quelques voix dissonantes. Mais au-delà de l’encensement ou de la critique, maintenant que depuis quelques années, j’ai rejoint ce que Péguy appelait les parti des hommes de quarante ans, l’âge où l’on est bien obligé de comprendre, intimement, qu’on ne fera pas tout, celui où l’on ressent plus vivement, dans cette incomplétude, le besoin de se situer dans une histoire plus vaste, de sentir nos efforts relayés et compris par d’autres, j’aimerais revenir sur quelques aspects des années 1980, sur quelques chantiers, qui n’apparaissent bien que maintenant, avec le recul.
Tout d’abord, le rapport au libéralisme économique et à l’argent. On n’a pas tout dit en étiquetant « années fric » les années 1980. À l’époque, on disait souvent que dans une France qui avait connu l’alternance, les Français allaient se « réconcilier » avec le monde de l’entreprise, et même avec la compréhension de l’économie. La fin des années 1970 avait enclenché un renouveau de la pensée libérale. Il aurait fallu pour que cela soit durable deux efforts politiques, à droite et à gauche. Deux efforts qui auraient préparé l’assimilation complète de la chute du communisme, coup de tonnerre de 1989.
À droite (au sens large), de la part des gaullistes et des centristes, une intégration de la nouvelle donne libérale au patrimoine politique préexistant, c’est-à-dire l’effort intellectuel d’analyser son rapport avec l’idée de nation et/ou ave l’idée européenne. À gauche, l’effort nécessaire était la redéfinition d’une politique sociale (et même économique) efficace une fois le principe de l’économie de marché reconnu. Mais cela signifiait bien connaître les libéralismes économique et politique, leur portée et leurs limites, et de prendre le risque d’une pensée positive : or, on a à gauche et à droite développé dans les années 1980 une bonne critique du totalitarisme, dont nous saisissons encore aujourd’hui toute la richesse, mais quand cette pensée s’est tournée vers la démocratie, on en est largement resté à une approche critique.
D’où un éclatement persistant : les nationaux d’un côté, les libéraux de l’autre, les européens (plus ou mois libéraux modérés, plus ou moins sociaux-démocrates) d’un troisième, les socio-étatistes de l’autre, sans qu’émergent vraiment deux blocs intégrateurs, capables de réguler leurs extrêmes tout en les laissant exister.
Pour dire le fond de ma pensée, j’aimerais employer une distinction saint-simonienne, entre le « critique » et l’ « organique ». Je crois que depuis les années 1980, nous manquons d’une pensée organique de la démocratie libérale. Ce qui s’en est peut-être le plus approché est le néo-conservatisme américain, et ce au prix de réductions et de simplifications qui apparaissent clairement aujourd’hui. Un penseur comme François Furet sentait des les années 1980, on le voit bien dans le recueil paru en 2007 chez Laffont et intitulé Penser le XXe siècle, quand on suit ses articles du Nouvel Observateur, que cette tâche était devant nous.
La réflexion sur le religieux, qui s’affirmait aussi dans les années 1980, pouvait y aider. Elle s’est peut-être enfermée dans une impasse, en considérant parfois que les années 1960 n’étaient qu’une parenthèse, et que la critique du totalitarisme aurait pour horizon une « chrétienté démocratique » (rêve de Jean-Paul II, à mon sens). Alors que pendant ce temps, la société de consommation, qui avait été contestée par nombre d’intellectuels des années 1960 et 1970, continuait de s’imposer comme modèle. L’écologie politique, autre grande illusion des années 1980, nous voyons bien aujourd’hui qu’elle n’a pas réussi à proposer un modèle social alternatif : tout comme le socialisme et le catholicisme social du XIXe siècle ont eu au final pour effet d’instaurer la préoccupation du social dans les démocraties, l’écologie politique n’a pu que contribuer à nicher dans la démocratie la préoccupation environnementale (ce qui n’est bien sûr pas négligeable, mais demeure fort éloigné des ambitions de départ).
Mais un ensemble de préoccupations, d’inquiétudes, de constats, de critiques, cela ne fait pas encore des pensées fortes et nourrissantes. Bien sûr, la politique peut s’en passer, et quand bien même ces fortes pensées existent, elles ne lui font que des emprunts sectoriels. La politique démocratique comporte toujours une dose d’opportunisme, de compromis et même de démagogie – ce prix à payer ne me semble pas trop fort pour acheter la liberté. Elle ne suit pas les prescriptions des penseurs (d’où la posture volontiers oppositionnelle de ceux-ci, souvent critiques impitoyables et guetteurs de faillites) ; mais ceux-ci jouent un rôle stabilisateur, modérateur, diffusent parfois dans la société du recul critique ou de l’espérance raisonnée par de multiples canaux. Il y a un équilibre à trouver entre la compréhension et la critique du système dans lequel nous vivons, un équilibre dont la pensée de Tocqueville peut fournir un exemple. Ce travail, je crois, a déjà commencé (il suffit de lire un Daniel Cohen, un Rosanvallon), car on n’est jamais seul à prendre conscience d’une nécessité (si on ne la fantasme pas, ce qui est toujours possible…). Les côtés « ma belle conscience démocratique », « mon corps, ma santé », « mon éternelle jeunesse », « je suis richissime, mais regardez comme je suis provocateur », montrent leurs limites, et on entend ça et là le vent souffler parmi le ruines. Laissons les morts enterrer leurs morts, et remettons-nous en marche, en recevant, transmettant et développant ce qui en vaut la peine.
On ne peut pas vraiment compter sur la télévision pour cela : le monde de l’image ne revient jamais que sur sa propre écume, que sur les schémas de l’époque qu’il a déjà produit à l’époque même, par simplification. Au mieux, il saisit certains signes d’évolutions profondes (et pour cela son travail propre n’est ni à négliger ni à mépriser), au pire il réanime les vieilles illusions. Le temps ne suffit pas au monde de l’immédiat pour se donner une profondeur : on peut être vieux sans avoir rien appris. Les bonnes enquêtes, approfondies, ouvertes, que l’on rencontre parfois à la télévision ne se retrouvent jamais dans les rétrospectives : elles s’étaient elles-mêmes, déjà, inscrites dans la durée et écartées de la norme.
Quand j’avais vingt ans, il y avait une foule de gens pour m’expliquer ce que c’était qu’avoir vingt ans dans les années 1980. Je les retrouve aujourd’hui m’expliquant mon passé avec la même tranquille certitude, que seule une bonne dose d’ignorance peut conforter. Ce qu’ils disent n’est pas toujours idiot, mais la vérité leur passe entre les lèvres comme par accident… Et surtout je vois naître ce phénomène pénible, l’autoglorification d’une génération à la face des autres, précédentes et suivantes. On entendait heureusement, au hasard de l’émission, quelques voix dissonantes. Mais au-delà de l’encensement ou de la critique, maintenant que depuis quelques années, j’ai rejoint ce que Péguy appelait les parti des hommes de quarante ans, l’âge où l’on est bien obligé de comprendre, intimement, qu’on ne fera pas tout, celui où l’on ressent plus vivement, dans cette incomplétude, le besoin de se situer dans une histoire plus vaste, de sentir nos efforts relayés et compris par d’autres, j’aimerais revenir sur quelques aspects des années 1980, sur quelques chantiers, qui n’apparaissent bien que maintenant, avec le recul.
Tout d’abord, le rapport au libéralisme économique et à l’argent. On n’a pas tout dit en étiquetant « années fric » les années 1980. À l’époque, on disait souvent que dans une France qui avait connu l’alternance, les Français allaient se « réconcilier » avec le monde de l’entreprise, et même avec la compréhension de l’économie. La fin des années 1970 avait enclenché un renouveau de la pensée libérale. Il aurait fallu pour que cela soit durable deux efforts politiques, à droite et à gauche. Deux efforts qui auraient préparé l’assimilation complète de la chute du communisme, coup de tonnerre de 1989.
À droite (au sens large), de la part des gaullistes et des centristes, une intégration de la nouvelle donne libérale au patrimoine politique préexistant, c’est-à-dire l’effort intellectuel d’analyser son rapport avec l’idée de nation et/ou ave l’idée européenne. À gauche, l’effort nécessaire était la redéfinition d’une politique sociale (et même économique) efficace une fois le principe de l’économie de marché reconnu. Mais cela signifiait bien connaître les libéralismes économique et politique, leur portée et leurs limites, et de prendre le risque d’une pensée positive : or, on a à gauche et à droite développé dans les années 1980 une bonne critique du totalitarisme, dont nous saisissons encore aujourd’hui toute la richesse, mais quand cette pensée s’est tournée vers la démocratie, on en est largement resté à une approche critique.
D’où un éclatement persistant : les nationaux d’un côté, les libéraux de l’autre, les européens (plus ou mois libéraux modérés, plus ou moins sociaux-démocrates) d’un troisième, les socio-étatistes de l’autre, sans qu’émergent vraiment deux blocs intégrateurs, capables de réguler leurs extrêmes tout en les laissant exister.
Pour dire le fond de ma pensée, j’aimerais employer une distinction saint-simonienne, entre le « critique » et l’ « organique ». Je crois que depuis les années 1980, nous manquons d’une pensée organique de la démocratie libérale. Ce qui s’en est peut-être le plus approché est le néo-conservatisme américain, et ce au prix de réductions et de simplifications qui apparaissent clairement aujourd’hui. Un penseur comme François Furet sentait des les années 1980, on le voit bien dans le recueil paru en 2007 chez Laffont et intitulé Penser le XXe siècle, quand on suit ses articles du Nouvel Observateur, que cette tâche était devant nous.
La réflexion sur le religieux, qui s’affirmait aussi dans les années 1980, pouvait y aider. Elle s’est peut-être enfermée dans une impasse, en considérant parfois que les années 1960 n’étaient qu’une parenthèse, et que la critique du totalitarisme aurait pour horizon une « chrétienté démocratique » (rêve de Jean-Paul II, à mon sens). Alors que pendant ce temps, la société de consommation, qui avait été contestée par nombre d’intellectuels des années 1960 et 1970, continuait de s’imposer comme modèle. L’écologie politique, autre grande illusion des années 1980, nous voyons bien aujourd’hui qu’elle n’a pas réussi à proposer un modèle social alternatif : tout comme le socialisme et le catholicisme social du XIXe siècle ont eu au final pour effet d’instaurer la préoccupation du social dans les démocraties, l’écologie politique n’a pu que contribuer à nicher dans la démocratie la préoccupation environnementale (ce qui n’est bien sûr pas négligeable, mais demeure fort éloigné des ambitions de départ).
Mais un ensemble de préoccupations, d’inquiétudes, de constats, de critiques, cela ne fait pas encore des pensées fortes et nourrissantes. Bien sûr, la politique peut s’en passer, et quand bien même ces fortes pensées existent, elles ne lui font que des emprunts sectoriels. La politique démocratique comporte toujours une dose d’opportunisme, de compromis et même de démagogie – ce prix à payer ne me semble pas trop fort pour acheter la liberté. Elle ne suit pas les prescriptions des penseurs (d’où la posture volontiers oppositionnelle de ceux-ci, souvent critiques impitoyables et guetteurs de faillites) ; mais ceux-ci jouent un rôle stabilisateur, modérateur, diffusent parfois dans la société du recul critique ou de l’espérance raisonnée par de multiples canaux. Il y a un équilibre à trouver entre la compréhension et la critique du système dans lequel nous vivons, un équilibre dont la pensée de Tocqueville peut fournir un exemple. Ce travail, je crois, a déjà commencé (il suffit de lire un Daniel Cohen, un Rosanvallon), car on n’est jamais seul à prendre conscience d’une nécessité (si on ne la fantasme pas, ce qui est toujours possible…). Les côtés « ma belle conscience démocratique », « mon corps, ma santé », « mon éternelle jeunesse », « je suis richissime, mais regardez comme je suis provocateur », montrent leurs limites, et on entend ça et là le vent souffler parmi le ruines. Laissons les morts enterrer leurs morts, et remettons-nous en marche, en recevant, transmettant et développant ce qui en vaut la peine.