jeudi 25 septembre 2008


Les élections présidentielles de 2007 ont-elles marqué une vraie rupture, la fin de la dépolitisation, de l’immobilisme, le début d’une clarification du débat politique ? C’est maintenant, alors que l’événement a plus d’un an, que l’on peut commencer à se poser la question. Mais tout d’abord, avec quoi s’agissait-il de rompre ?
L’immobilisme, certes. Tout le monde l’a perçu. On voit bien, à lire l’ouvrage de Bruno Le Maire, qui fut son directeur de cabinet (Des Hommes d’État, Paris, Grasset, 2007), que le pari perdu de Dominique de Villepin était de secouer l’inertie française – on y lit aussi l’extraordinaire isolement des élites françaises… Cet immobilisme, j’aurais tendance à le dater de 1988. Jusque là, tous les gouvernements de la cinquième république ont fait des réformes, bonnes ou mauvaises, conservatrices (d’adaptation) ou radicales (pour faire prévaloir des principes), et se sont davantage donné des objectifs que des excuses. Économiquement, l’échec socialiste de 1981-1982 a débouché sur une adaptation de la politique de la gauche sans adaptation idéologique correspondante : c’est sans doute la partie la plus difficile à gérer de l’héritage de François Mitterrand, homme de culture peu sensible à la force des idées. La première cohabitation (1986-1988) a révélé à la droite la difficulté politique de mettre en œuvre des réformes libérales. En 1988, sont face à face deux hommes dotés d’une solide dose d’opportunisme, François Mitterrand et Jacques Chirac, et le plus stratège des deux l’emporte. Sur le tapis, les deux plus grandes familles politiques françaises, la socialiste et la gaulliste, qui ont toutes les deux raté leur mue politique, et se montrent incapables d’élaborer un projet réaliste, à hauteur de la nation, ni plus haut ni plus bas, qui permettrait à la Cinquième République de cesser d’être le règne de la bureaucratie et d’une technocratie d’inexperts, s’estimant une fois pour toute compétents sur le seul critère de l’excellence scolaire. Le règne des hauts fonctionnaires, étendu au monde des grandes entreprises, la peur qui gagne des politiques incapables de convaincre l’électeur et qui tentent pathétiquement de l’acheter, expliquent en grande partie le dérapage des finances publiques et le développement d’un capitalisme « à la française » dont on cherche à éradiquer le risque…
Est-on sorti de cela en 2007 ? Une fois le diagnostic posé – et on voit qu’il est plutôt noir – il convient d’être prudent. La démagogie, écrivait Charles Péguy, repose sur l’exploitation de l’idée de miracle : l’analyse donc doit l’écarter, ce qui la rend, d’ailleurs, plus indulgente pour nos dirigeants. Le « choc de confiance » n’a pas eu lieu, la stratégie élyséenne fait le grand écart entre réformes courageuses et procrastination, mi par calcul, mi du fait de la désorganisation du travail gouvernemental. L’ « ouverture » a des parfums de 1988… J’ai parfois l’impression que Nicolas Sarkozy en 2007-2008, c’est un peu un Jacques Chirac qui aurait gagné en 1988, avec encore toute son énergie, avec peut-être plus de sens stratégique, plus de capacité à « sentir » l’opinion, mais avec la même imprévisibilité. Il n’est pas étonnant que « l’homme qui ne s’aimait pas » (Éric Zemmour) ait eu avec l’actuel président des rapports difficiles. Bien sûr, on me dira que Jacques Chirac était plus « gaulliste » dans son rapport avec les États-Unis, et c’est exact.
Il reste encore bien des questions en suspens… Quand un leader bouleverse le paysage politique, c’est que, comme Margaret Thatcher, il réussit aussi à obliger son opposition à se transformer. Novembre le dira, mais je n’ai pas l’impression que le Parti socialiste en prenne le chemin. Le paquebot France est-il en train de tourner lentement, le cocotier est-il vraiment en train d’être secoué, ou notre système étatico-mou est-il en train d’imposer son inertie ?
Il faut assumer cette interrogation, d’abord parce que c’est la condition historique par excellence. Il faut l’assumer avec inquiétude, avec vigilance, surtout (on me passera cela) si l’on aime son pays. Il faut aussi garder à l’esprit les potentialités de cette société française si difficile à gouverner, inventive, imprévisible elle aussi, qui génère presque toute seule de la douceur de vivre. Et cette histoire faite de périodes de stagnation et d’autres où la modernisation est rapide. N’oublions pas non plus le rôle de la contrainte, quand on en prend conscience : on commence à dire enfin que les caisses sont vides, et à saisir que les mesures non financées sont désastreuses… La vérité a une vertu politique, peut-être faut-il le rappeler aux nostalgiques des grands mythes…
Le fait de voir arriver chaque année des étudiants me vaccine personnellement contre la déprime ambiante – aussi le fait de regarder le monde qui bouge. Il y a une histoire de la construction, des choses qui avancent, il y a une histoire de la navigation par gros temps, des cailloux poussés toujours un peu plus loin, une histoire ou chacun d’entre nous peut avoir le sentiment de s’échiner pour rien quand les choses avancent collectivement. L’apôtre Paul disait prêcher « à temps et à contretemps » et je crois qu’on peut séculariser le propos.

mardi 16 septembre 2008

Être compris en politique


Je reviens aux problèmes de communication, qui sont le nœud des rapports entre l’opinion et le gouvernement - du moins on nous les présente comme tel. Il est toujours difficile de faire l’histoire de l’opinion, mais des ouvrages comme celui de Pierre Laborie (L’Opinion française sous Vichy, Seuil « points histoire », 2001) sont devenus des classiques. On y apprend ainsi qu’alors que le maréchalisme (l’attachement à Pétain, vainqueur de Verdun, l’homme qui a fait « don de sa personne à la France », qui sera un « bouclier » contre l’occupant) est encore très majoritaire dans la population française, la rencontre de Montoire du 24 octobre 1940, et le lancement de la politique de collaboration ne sont pas compris des Français. C’est la racine d’un divorce entre l’opinion et Pétain qui prendra par la suite des proportions plus importantes.
Ainsi, l’opinion a parfois raison (en l’occurrence, elle avait mille fois raison) de ne pas « comprendre » ses dirigeants. « Comprendre »… au fil du long article du Littré, on glane : « saisir par l’esprit », « comprendre quelqu’un, entrer dans ses pensées, dans ses sentiments »… Une majorité de Français, semble-t-il, n’entrait pas dans les « pensées », dans les «sentiments » de Pétain à ce propos. On sait que pour Pétain, l’offre de collaboration devait lui permettre de garder une marge de manœuvre par rapport à l’Allemagne, et de pouvoir mener l’entreprise de « rénovation » du pays, qui reçut le nom de « Révolution nationale », et qui rompait avec les fondamentaux républicains. On sait qu’en réalité la collaboration se traduisit par une soumission toujours croissante aux exigences de l’occupant. Rien ne donne mieux l’impression du piège dans lequel le Maréchal s’était engagé en surestimant largement ses possibilités (peut-être aussi grisé de son projet réactionnaire ?) que la lecture des souvenirs de Henry du Moulin de Labarthète (Le Temps des illusions. Souvenirs (juillet 1940-avril 1942), Genève, Constant Bourquin, 1946), qui fut son chef de cabinet et, parmi les hommes de Vichy, un opposant à l’influence de Laval. La ligne Laval, qui l’emporta définitivement en 1942, avec les conséquences que l’on sait, est largement une conséquence du choix initial. De ce choix qu’en octobre 1940, l’opinion ne «comprenait » pas.
Ce qui n’est pas compris, c’est que Pétain, dont on attend une attitude digne face à l’occupant, dont on pense qu’il va faire tout ce qu’il peut pour limiter ses exigences, rencontre Hitler de sa propre initiative, lui serre la main, et annonce, si tôt, et alors que la guerre se poursuit encore, que la France va collaborer, au lieu de s’en tenir à la convention d’armistice. C’est peut-être même qu’il paraisse prêt à faire bon marché de l’honneur national pour se tourner vers des projets de politique intérieure.
Ce qui n’est pas compris, c’est finalement une dissonance, une contradiction… Adolphe Thiers n’avait pas offert à la nouvelle Allemagne, en 1871, de collaborer avec elle. Certes, les circonstances étaient différentes, mais retardant la question du choix du régime (en passant, un vilain tour joué aux monarchistes), il envoyait à l’opinion un message cohérent, et qui fut compris : l’heure n’était pas aux manœuvres de politique intérieure ni aux prises de risques inconsidérés.
Un autre Pétain se dessinait à Montoire sous le mythe du vainqueur de Verdun sacrifiant son repos…
Quand les politiques se plaignent qu’ils ne sont pas « compris » par l’opinion, c’est souvent qu’ils agissent au rebours de ce que l’on attend d’eux. C’est souvent qu’ils passent la ligne jaune du contrat tacite passé entre eux et la majorité de l’opinion. Parfois, ils le font involontairement (ce n’était sans doute pas le cas de Pétain)… Ils ne sont pas compris parce qu’ils ne sont plus lisibles, ils ne sont plus lisibles parce qu’ils brouillent leur image, ils brouillent leur image parce qu’ils agissent au rebours de ce qu’ils ont montré, de ce à quoi ils ont habitué l’opinion, des messages qu’ils ont envoyé auparavant. Ce n’est donc pas un « problème de communication » : de même qu’une bonne publicité ne peut faire vendre durablement un mauvais produit la communication ne peut pas rendre lisible une politique incohérente, elle procède au rebours, en tentant de noyer le poisson, stratégie défensive qui ne peut « mordre » sur l’opinion. Loin de moi la tentation de comparer nos modernes politiques à Pétain, mais on se trouve toujours dans le même jeu entre les attentes de l’opinion et son éventuel désarroi.
On l’a revu, pour prendre un exemple récent et beaucoup moins dramatique, pendant ces quelques semaines où notre président a multiplié les annonces, en tentant alors d’inverser sa chute dans l’opinion. Certaines, particulièrement malheureuses (comme celle qui visait à confier à la mémoire des élèves les noms d’enfants juifs déportés pendant l’occupation) étaient en outre contradictoires avec la ligne suivie pendant la campagne (se démarquer de la repentance, dans l’idée d’un rééquilibrage de la mémoire nationale, rééquilibrage d’ailleurs déjà amorcé dans les dernières années de la présidence Chirac)… Elles brouillaient l’image, elles ne pouvaient être «comprises ». Comme ces initiatives étaient improvisées, elles brouillaient aussi l’image de professionnalisme que la campagne du candidat à la présidentielle de 2007 avait dégagé. Le recentrage sur des enjeux de politique extérieure, la réactivité (dans la crise russe), plus dans ce que l’on attend de la fonction et du personnage, ont d’ailleurs inversé la tendance.
Quand une politique n’est pas « comprise », c’est tout simplement que même ceux qui globalement adhèrent à la ligne politique d’un gouvernant et à ses orientations fondamentales ne peuvent la justifier. C’est quand elle comporte des mesures qui entrent en contradiction avec l’ensemble. C’est que l’écart entre le discours et les pratiques, entre les objectifs et les moyens défie l’entendement. Ce n’est pas quand on est trop timide ou trop audacieux (ce qui s’explique aisément par des raisons stratégiques), trop négociateur ou trop brutal. C’est quand on envoie des signaux contradictoires.
Passons du gouvernement à l’opposition : François Bayrou n’a souvent pas été « compris » au municipales, quand le « ni droite ni gauche, mais les deux ensemble » est devenu « ici avec la droite, là avec la gauche ». Parce que les municipales ont mis en avant un vrai problème de fond qui est posé au Modem. Les leaders socialistes sont en ce moment peu « compris » de l’opinion, parce qu’ils se battent pour le leadership et la présidentielle en clamant ubi et orbi que cela est sans véritable importance politique. Et s’ils découplent le poste de premier secrétaire et celui de candidat à la présidentielle, cette incompréhension pourrait (sauf effondrement de l’actuelle majorité, toujours possible), durer longtemps.
Si on n’est pas compris, ce n’est pas à sa communication qu’il faut réfléchir. C’est à sa politique.

lundi 8 septembre 2008

Rentrée politique, rentrée sociale et pouvoir d'achat


Rentrée sociale chaude ou pas ? Le mécontentement chronique et un certain fatalisme se actuellement l’opinion. Le premier ministre, qui paraît requinqué, campe sur le maintien du cap des réformes, la position du président est un peu moins claire. Il est un domaine où la contrainte politique et aussi la force des habitudes pèse de tout son poids, celui des dépenses publiques… la pesanteur propre de notre Ve République est administrative. Je ne peux m’empêcher de penser que l’’Etat modernisateur des débuts de la IVe et de la Ve République a fait place à un État encore important, mais un peu à la traîne, ayant perdu sa conviction d’incarner l’intérêt général à lui seul sans parvenir à ses défaire des prérogatives attachées à cette vocation. On pense au propos de Chateaubriand sur la royauté de Saint-Louis sans la religion de Saint-Louis, qu’il appliquait à la crise que l’idée monarchique connaissait et en France à son époque.
Chateaubriand disait cela en étant monarchiste. J’écris ces lignes en étant fonctionnaire, et profondément persuadé que l’État conserve, en régime libéral, un rôle fondamental (il suffit de suivre l’actualité américaine pour s’en convaincre).
Mais cela est bien connu… c’est sur un autre point que je voudrais insister. Il y a toujours, dans l’actualité, quelque chose qui suscite l’étonnement, une orientation, une décision qui paraît surréaliste. En ce moment, pour moi, c’est la communication du gouvernement sur le pouvoir d’achat, qui me fait penser à une analyse de Tocqueville.
Ce dernier se proposait d’écrire, à la suite de l’Ancien Régime et la Révolution, une histoire de la Révolution française, dont les fragments ont été publiés dans la Pléiade, par François Furet (qui avait commencé d’y travailler avant sa mort) et Françoise Mélonio.
On retrouve dans ces fragments le sens de l’ironie, de la relativité de l’action politique, qui fait tout le sel des Souvenirs… En particulier lorsqu’il commente la décision du Conseil royal en 1788 : doublement du nombre des représentants du tiers-état, couplée avec une non-décision : remettre à plus tard la question de savoir si l’on voterait par ordre ou par tête.
« De tous les partis à prendre, écrit Tocqueville, celui-là était assurément le plus dangereux. (…) On avait fourni au Tiers État l’occasion de s’enhardir, de s’aguerrir, de se compter. Son ardeur s’était accrue sans mesure et on avait doublé le poids de sa masse. Après lui avoir ainsi permis d’abord de tout espérer, on finissait par lui laisser tout craindre. On avait mis en quelque sorte devant ses yeux la victoire, mais on ne lui avait pas donnée. On ne lui faisait que l’inviter à la prendre . »
Si le projet du roi était de combiner réforme fiscale modérée et maintien de la société d’ordres, en confirmant la sortie de la monarchie absolue, alors, effectivement, cette mesure était désastreuse.
Il est vrai que souvent les gouvernements semblent, comme le remarque Tocqueville, conspirer à leur perte. Revenons à notre gouvernement : il a un plan de réformes libérales, qui ne peuvent porter leur fruit qu’à l’horizon de quelques années. Il est dans une conjoncture économique difficile. Les caisses de l’État sont vides, dit-on, mais la réalité est pire : l’État est à la fois surendetté et en déficit. S’il y avait bien quelque chose à oublier de la campagne (Churchill disait que les partis ne pouvaient jamais être très fiers de ce qu’ils ont dit pendant une campagne électorale), c’étaient les promesses concernant le pouvoir d’achat… Et le gouvernement, tout seul, face à une opposition exsangue et des syndicats mobilisés, a mis ce thème au centre de sa communication, focalisant ainsi l’attention des médias sur le seul point sur lequel il ne peut mettre en avant aucun résultat…
Il faudrait sans doute savoir ce qui vient dans cette affaire de l’Élysée et ce qui vient de Matignon. Mais cela est une autre histoire…